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u’était-ce quand Alphonse Daudet arrivait de son pas vacillant, appuyé sur sa canne à bout de caoutchouc, vêtu à l’artiste, — ainsi m’en faisais-je l’idée, — dans un veston velours taupe, cravaté à la Lavallière ! Penchant, aussitôt affalé sur le divan près de la cheminée, sa délicate tête de Christ grisonnant et émacié, il avait toujours un instant de lassitude accablée. Cher visage douloureux : la souffrance y passait en plis frémissants, une infinie tristesse montait, dans ses yeux d’encre, noire, si noire ! Mais cet affaissement durait peu ; une flamme l’animait bientôt, et vive, et agile, sa pensée bruissait comme une abeille.

Plus que Goncourt, malgré l’intérêt qu’il voulut bien me témoigner, il m’inquiéta, m’effraya même. Les railleurs m’ont toujours mis mal à l’aise. Et n’avait-il pas une réputation de malice terrible ? Quand il ajustait son monocle, ce regard sous la vitre semblait vous percer à fond. Je répondais avec une froideur maladroite, dont je me faisais reproche à moi-même et grief à nous deux. Il me fallut du temps pour briser cet influx nerveux. Daudet détestait les silencieux, et je sentais que mon silence devait me nuire dans son esprit…

Mais par la suite !… Je n’oublierai jamais cette pénétration, cette indulgence affectueuse : sinon rassuré, en tout cas moins sur le qui-vive, je pus aimer sans réserves cet esprit si riche de vie, d’images, d’idées et d’observation. Entendre parler Daudet était un délice. Inimitable conteur, il faisait vivre, comme un magicien de sa baguette, tout ce qu’il touchait. L’expérience des hommes qui aurait pu l’écœurer, la féroce douleur physique qui aurait pu l’aigrir, avaient au contraire développé en lui la bonté, la bonté qui s’allie à la clairvoyance et qui sourit de tout ; cette bonté qui faisait de lui le donateur discret de plus d’un ingrat, et laissait approcher de son fauteuil de misère tous les quémandeurs. Car Daudet savait dire ce qui console, et ce n’est pas en vain qu’il se plaisait à répéter : « J’aurais pu me faire marchand de bonheur. » Que vendait-il donc ? Les illusions, l’espoir, tout ce qui n’a pas de prix, et qu’il répandait en paroles d’or.


Quand je repense à mon existence d’alors, elle se déroule bien terne et désenchantée. Ainsi, c’était à ce vague et morne