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scruter anxieusement les lointains : ils se reposent désormais de ce soin sur les deux matelots de guet, perchés à mi-mât, dans le « nid de pie. » Et lorsqu’ils se groupent au fumoir ou dans le salon, ce n’est plus à seule fin de débattre si la rumeur est fondée qui voudrait qu’une immunité spéciale couvrît la ligue française de l’Océan, parce que l’Allemagne l’aurait élue pour le transport de sa correspondance et de ses espions. Les conversations s’élargissent et s’aèrent, en quelque sorte : on parle moins de la guerre sous-marine, davantage de la guerre tout court. Nous avons parmi nous des permissionnaires qui, établis en Amérique, vont, pour la première fois depuis le commencement des hostilités, retrouver leurs familles. Ils nous racontent dans quelles conditions ils s’embarquèrent, en août-septembre 1914, et nous retracent incidemment certains épisodes de la mobilisation à New-York.

— Jamais, disent-ils, nous ne nous fussions imaginé qu’il y eût tant de Français aux États-Unis.

Il en surgissait de toutes parts. On les voyait déboucher des gares en processions, brandissant un drapeau tricolore, fabriqué vaille que vaille. Les uns traînaient de lourdes valises, les autres balançaient à la pointe d’un bâton ferré un maigre baluchon noué dans un mouchoir : tous chantaient la Marseillaise. Sur le parcours, les New-Yorkais enthousiasmés leur emboîtaient le pas en criant : « France ! France ! la belle France ! » Une bande de bûcherons canadiens, descendus des vastes forêts septentrionales de la province de Winnipeg, défila sur la Cinquième Avenue aux sons d’une cornemuse primitive, un jeune curé de paroisse marchant à sa tête. La plupart étaient sans doute frais émigrés de Bretagne. La foule leur lit une longue ovation, les larmes aux yeux. Elle les sentait animés, après huit siècles, de la même foi qui ébranla leurs ancêtres vers les croisades.

A la porte du consulat, près de Battery Place, il y avait queue du matin au soir. Et quel singulier rendez-vous de tous les spécimens d’humanité ! Les plus étranges étaient les cow-boys, les bergers centaures des plaines de l’Arizona, reconnaissables à leurs sombreros penchés sur l’oreille et à leurs foulards de soie écarlate, négligemment attachés autour du cou. Pour tromper l’attente, ces échappés du grand Ouest se narraient tout haut leur histoire. Beaucoup étaient d’anciens déserteurs à qui ne souriait qu’à demi l’idée de se présenter devant