Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

allemande. Lorsque M. Lansing, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, la lui a communiquée, avant-hier, il a d’abord refusé d’en croire ses yeux. Quoi ! l’Allemagne qui, après le coulage du Sussex, s’était solennellement engagée envers les États-Unis à ne plus torpiller de navire sans avertissement, leur appliquerait aujourd’hui la doctrine du « chiffon de papier, » comme à une quelconque Belgique ?

— C’est impossible ! s’est-il écrié.

Et il a emporté le document dans son cabinet où il s’est enfermé, selon son habitude, pour en délibérer avec lui-même, en attendant son autre moi, le colonel House, qu’il a fait mander. Ses adversaires politiques lui reprochent amèrement cette réclusion dans laquelle il se confine aux heures graves, alors que les circonstances exigeraient, au contraire, qu’il s’entourât de toutes les lumières, de tous les conseils. A quoi ses partisans ripostent qu’il ne s’isole que pour mieux écouter, dans le silence du recueillement, non le cri de telle fraction américaine du Nord, de l’Est, de l’Ouest ou du Sud, mais la voix, la grande voix du peuple américain tout entier, dont il se considère à juste titre comme l’interprète responsable. Quel langage lui tient-elle en ce moment ? Aucun écho n’en a transpiré.

Mais, si, à Washington, le Président reste muet, en revanche un de ses anciens ministres prend, ce soir, la parole à New-York. Les journaux annoncent une conférence publique de William Jennings Bryan dans une salle de Madison Square. Un ami s’offre à m’y conduire, et j’accepte d’autant plus volontiers que je ne connais pas encore de vue l’orateur, — réputé ici pour le plus éloquent tribun de son temps, quelque chose comme un Gambetta des États-Unis, mais un Gambetta de la paix à outrance. Chemin faisant, nous devisons de sa carrière qui n’a guère été que l’histoire d’un long échec retentissant. Chef du parti démocrate, à une époque où le parti n’avait pas d’avenir, il l’a, d’élection en élection, consciencieusement, opiniâtrement mené à la défaite. Pendant un tiers de sa vie, la situation de Bryan a été celle d’un candidat perpétuellement malheureux à la Présidence. Un jour, enfin, la chance tourne pour ses troupes. A la faveur du schisme républicain, provoqué par la rivalité de Taft et de Roosevelt, elles sont appelées à s’emparer du pouvoir. Il semble que leur général n’a plus qu’à mettre la main sur les dépouilles opimes, tant convoitées,