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relations entre les deux pays. » — « Mon désir est égal au vôtre, s’écria vivement l’Empereur ; je souhaite d’avoir les meilleurs rapports avec la France. Les temps sont durs, des épreuves se préparent peut-être et il serait bien nécessaire que dans le cours de ces épreuves, la Russie pût compter sur la France comme la France sur la Russie. Malheureusement, vous subissez vous-mêmes des crises qui vous empêchent d’avoir de l’esprit de suite dans votre politique et qui ne permettent guère de marcher d’accord avec vous. Cela est bien regrettable, car il nous faudrait une France forte, nous avons besoin de vous et vous avez besoin de nous. J’espère que la France le comprendra. »

Cette espèce de remontrance s’acheva sur un accent de brusquerie, de reproche et de regret. Elle témoignait tout au moins d’une vue très claire des intérêts de la Russie, mais en même temps d’une certaine défiance à l’égard de la République. Piqué au vif par les paroles qu’il venait d’entendre, auxquelles il ne s’était pas attendu, Laboulaye s’inspirant des divers sentiments qui l’agitaient dans cette heure difficile où, de la réponse qu’il allait faire, dépendait peut-être le succès de sa mission, se laissa aller à une improvisation venue du cœur et qui, à la distance où nous sommes du jour où elle fut prononcée et à la lumière de tant d’événements survenus depuis, revêt une singulière éloquence.

« Sire, déclara-t-il, la France est une vieille nation ; elle a à résoudre à l’intérieur des problèmes difficiles ; elle le fait depuis bientôt seize ans, au milieu du plus grand ordre ; mais ce travail de reconstitution, tout pénible qu’il ait paru à certains moments, ne change rien à l’âme française ; elle est toujours la même, celle dont le souffle généreux a constamment animé depuis douze siècles le cours de l’histoire et qui, après ses malheurs, a toujours réagi. Il ne nous appartient pas de précipiter ses destins ; c’est une tâche qu’il faut laisser à la Providence, mais Votre Majesté me permettra de lui dire que nulle nation étrangère ne rencontre à l’heure actuelle en France plu » de sympathie que la Russie. »

Après cette sortie, il y eut un silence ; le Tsar restait rêveur, puis, comme si dans ce discours une phrase l’avait particulièrement frappé, il murmura : « C’est vrai, vous vous êtes toujours relevés. »