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avant l’ouverture de la Douma, et qu’il m’avait en vue pour le remplacer.

A Copenhague, je continuai à me tenir minutieusement au courant de la marche des événements en Russie ; j’acquis bientôt la conviction que ces événements prenaient de plus en plus une tournure critique : le comte Witte avait à lutter avec des difficultés formidables. Ce n’était un secret pour personne que l’Empereur, tout en rendant justice à ses extraordinaires capacités d’homme d’Etat, éprouvait pour lui une antipathie irrésistible ; de son côté, le comte Witte, nature primesautière et violente, pouvait à peine déguiser son aversion pour le successeur d’Alexandre III dont il avait été le collaborateur intime et toujours écouté. Sa nomination avait été imposée à l’Empereur par les circonstances, à un moment où aucune autre combinaison ne paraissait viable et où les conseils des libéraux avaient momentanément prévalu à la Cour. Mais le parti réactionnaire commença bientôt à regagner son ascendant sur Nicolas II, et il ne lui fut pas difficile de réveiller dans l’esprit du souverain un sentiment d’extrême méfiance à l’égard du premier ministre ; on cherchait à insinuer à l’Empereur que le comte Witte travaillait en dessous à renverser le trône, dans l’espoir de se faire proclamer Président de la République russe.

D’autre part, loin de mettre fin à la crise, l’acte du 30 octobre semblait devoir créer un nouvel état d’extrême agitation. En effet, les trois premiers mois qui suivirent l’octroi de la constitution furent marqués par une série d’événements sanglants qui débutèrent, en novembre, par la révolte de Cronstadt. Cette révolte fut le signal d’autres mutineries militaires et navales, à Sébastopol et ailleurs ; la région de la Volga et d’autres provinces devinrent le théâtre de désordres agraires et de « pogroms » anti-juifs ; les désordres furent particulièrement violents dans les provinces Baltiques où ils prirent le caractère d’une véritable « jacquerie. » Enfin, au mois de décembre, éclata l’insurrection armée de Moscou, qui ne put être réprimée qu’à l’aide de régiments de la garde envoyés de. Saint-Pétersbourg, et avec force effusion de sang.

Malgré tous ces symptômes alarmants, la situation, au commencement du mois de mars, paraissait s’être un peu améliorée. Cédant aux instances du comte Witte, l’Empereur promulgua un nouveau manifeste, accompagné de deux ukazes, qui définissaient