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M. Stolypine résolut d’essayer de se rendre maître du mouvement par la persuasion. Arrivé sur le lieu des désordres et apercevant au premier rang de la foule le meneur en question, il marcha droit sur lui et, avant de haranguer les émeutiers, lui jeta d’un geste bref le manteau qui lui glissait des épaules en lui ordonnant de le tenir. L’ex-brosseur, habitué à une obéissance passive, exécuta machinalement cet ordre, perdant dès cet instant, et par le fait seul de cet acte servile, tout prestige aux yeux de la foule qui finit par se plier docilement aux injonctions de l’énergique gouverneur.

Ce fut cette réputation d’énergie qui désigna M. Stolypine au choix de l’Empereur pour le poste de ministre de l’Intérieur. Très dépaysé dans le monde bureaucratique de la capitale, ce gentilhomme campagnard à l’aspect un peu provincial, parut tout d’abord jouer un rôle effacé aux séances du Conseil des Ministres. Mais très vite sa personnalité robuste et originale s’imposa aux fonctionnaires routiniers qui composaient la majorité du Cabinet. Quant à moi, je fus tout de suite sous le charme, heureux de trouver, parmi les collègues que le hasard n’avait donnés, un homme vers qui je me sentais porté par une communauté de sentiments et de convictions politiques ; car, à cette époque, M. Stolypine m’apparaissait surtout comme un partisan sincère du nouvel ordre de choses, résolu à tenter de collaborer loyalement avec la Douma. A mesure que M. Goremykine, soutenu par les ministres réactionnaires, accentuait son altitude d’hostilité envers l’assemblée, je me rapprochai de plus en plus de M. Stolypine, avec lequel je formai, pour ainsi dire, l’aile gauche du Cabinet.

M. Stolypine était doué d’un esprit vigoureux et clair qui lui permettait de saisir avec une grande facilité l’ensemble des affaires soumises à ses décisions et de se rendre très vite maître de leurs moindres détails. Sa puissance de travail, sa force de résistance physique et morale étaient prodigieuses. Habitué d’abord au rôle de propriétaire faisant valoir lui-même de vastes terres, ensuite à l’activité, toute pratique, d’administrateur de province, il était tout à fait étranger à la routine bureaucratique et frappait par la simplicité et le bon sens avec lesquels il abordait les problèmes les plus ardus.

Ce qui manquait malheureusement à l’esprit de M. Stolypine, — il le reconnaissait lui-même, — c’était une