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véritable culture dans le sens européen du mot. Je ne veux pas dire par-là qu’il fût dénué d’instruction : il avait fait de solides études universitaires et, d’une façon générale, avait de l’acquis et de la lecture ; mais ses idées sur les grandes questions politiques et sociales dont il était appelé à s’occuper, n’avaient pas passé par le crible de la critique scientifique moderne. De plus, son esprit s’était formé sous l’influence de certains courants intellectuels qui dominaient en Russie, à l’époque de sa jeunesse, et qui se résument dans ce qu’on est convenu d’appeler, assez improprement d’ailleurs, « le Slavophilisme. » La théorie slavophile, qui a eu une si grande influence sur la politique intérieure et extérieure de la Russie, condamnait en bloc la civilisation européenne comme étant « pourrie » par l’athéisme et par un excès d’individualisme, et attribuait à la nation russe la mission providentielle de créer une culture supérieure. Dans le domaine religieux, les slavophiles proclamaient que seule l’Eglise orthodoxe russe est restée fidèle aux préceptes du Christ ; dans celui de la politique, ils reniaient les réformes de Pierre le Grand empruntées à l’Occident et prêchaient le retour aux formules « nationales » de la période moscovite. Une de leurs thèses principales consistait à voir dans la commune ou « mir » une création profondément originale du génie russe, et, dans la propriété communale, la base essentielle de l’organisation sociale et économique de la Russie. Pour moi, après avoir, comme presque tous les hommes de ma génération et de celle de M. Stolypine, subi l’empire des Slavophiles, je m’étais d’assez bonne heure affranchi de leurs nuageux enseignements. Mais M. Stolypine, sans professer à l’excès leurs théories, en était resté, sous beaucoup de rapports, le tributaire. On verra tout à l’heure que dans une des questions les plus vitales pour la Russie, — celle de l’organisation agraire, — il n’hésita pas à abandonner la néfaste théorie du mir, cause de tant de maux en Russie, et à adopter, en dépit de la plus vive opposition, le système de la petite propriété individuelle. D’autre part, il ne sut malheureusement jamais s’élever au-dessus de certaines conceptions particulièrement dangereuses des Slavophiles, et c’est ainsi que, malgré tous mes efforts pour l’en détourner, il versa dans un nationalisme étroit, et même parfois violent, qui eut les plus fâcheuses conséquences et qui devait plus tard être la cause de notre rupture.