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des hommes politiques connus pour leurs tendances radicales, tant qu’ils étaient dans l’opposition, devenir les plus sûrs gardiens de l’ordre et de l’autorité ; n’a-t-on pas raison de dire que ce sont les contrebandiers dont on fait les meilleurs gendarmes ? Est-il possible de croire que des hommes comme M. Mouromtzoff, M. Schipoff, le prince Lvoff, tous propriétaires fonciers considérables, donc forcément intéressés au maintien de la tranquillité et à la solution pacifique de la question agraire, soient moins sûrs et moins conservateurs que des bureaucrates de l’ordre de M. Schwanbach, qui ne sont pas attachés au sol et dont l’unique souci est de conserver les émoluments qu’ils touchent chaque vingtième du mois ? »

Passant ensuite à une autre série d’arguments, j’attirai, en ma qualité de ministre des Affaires Etrangères, l’attention de l’Empereur sur l’impression produite par notre crise intérieure sur les Cabinets étrangers et sur l’opinion publique européenne. En dehors des frontières de la Russie, on était unanime à condamner les procédés du ministère de M. Goremykine et on ne comptait, pour le rétablissement chez nous d’un ordre normal, que sur un changement de personnel et de système. Cela paralysait d’avance toute activité de la Russie à l’extérieur, et, — le ministre des Finances pourrait en témoigner, — enlevait toute base solide à notre crédit financier.

A mesure que je parlais, j’avais la satisfaction de m’apercevoir que l’Empereur paraissait de plus en plus ébranlé. Il me fit cependant de nombreuses objections. A ses yeux, la Douma était tout entière dominée par un esprit des plus dangereux et ressemblait plus à un meeting révolutionnaire qu’à une assemblée parlementaire. Dans ces conditions, quelles chances y avait-il de la faire rentrer dans l’ordre par les moyens que je proposais ? Et ne verrait-on pas dans une pareille concession une preuve de faiblesse de la part du pouvoir, lequel serait tout de même, au bout de très peu de temps, obligé de recourir à des moyens énergiques ?…

Je répondis qu’à supposer même que mes amis politiques et moi nous fussions complètement dans l’erreur et que la Douma ne fût réellement pas viable, le pouvoir, en suivant nos conseils, ne risquait guère d’aggraver la situation. Car si la dissolution de la Douma devenait nécessaire, il y aurait tout avantage à n’y procéder qu’après avoir fait un essai loyal