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Et un tonnerre d’applaudissements d’éclater. La Chambre entière s’est levée d’un bond pour rendre les honneurs à la première femme qui soit autorisée à exprimer un suffrage au Parlement américain. Miss Rankin arrive du sombre district des mineurs de cuivre : elle est l’élue d’une population composée pour une large part de cette catégorie récente d’anarchistes américains qui s’intitulent les « Travailleurs industriels du monde ; » elle ne conçoit, en cette qualité, d’autre guerre que celle du prolétariat contre le capitalisme. Et c’est dire que les circonstances la servent étrangement mal pour ses débuts. Il y a de ces ironies des événements. Du moins le galant accueil de ses collègues masculins lui aura-t-il apporté une forme de compensation flatteuse.

L’intermède fini, la séance a repris son cours monotone. L’après-midi s’éternise ; les aiguilles du cadran qui surmonte la tribune tournent lentes, lentes : j’ai la sensation que j’entends tomber les secondes dans le vide, avarement, goutte à goutte. La lumière tamisée des globes électriques a remplacé celle du jour : c’est donc que, dehors, il commence à faire soir. Autour de nous, des rumeurs décourageantes circulent : parce que deux ou trois femmes de « congressmen » ont quitté la salle sur un signe de leurs maris, on en conclut que le président Wilson, intimidé par les clameurs des pacifistes, a décidé de différer jusqu’à demain la lecture de son message. Quelqu’un affirme que, ce matin, il n’en avait pas encore complètement arrêté la rédaction. Tous ces bruits ne riment sans doute à rien, mais, en s’ajoutant à l’agacement de l’attente, ils achèvent de vous énerver. Heureusement que notre bon génie réparait juste à point pour nous rassurer, — et pour nous alimenter, par surcroit. Supposant avec raison que nous ne serions pas fâchés d’avoir quelque chose à nous mettre sous la dent, M. Dennison est venu s’asseoir un instant auprès de nous, les mains pleines de sandwiches. Nous causons entre deux bouchées, et, chez cet homme « des Illinois, » comme disaient nos voyageurs du XVIIIe siècle, j’ai la surprise peu banale de découvrir un passionné de notre littérature, professant une particulière dévotion pour Loti. Pêcheur d’Islande est son bréviaire : il le lit, le relit, pourrait presque le réciter par cœur, dans la traduction anglaise. Et voici que nous ne sommes plus à Washington, mais à Paimpol ; voici que nous avons oublié le