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harnais astiqués, leurs carrosseries lavées au pétrole, bref avec cet air de luxe qui donne à leurs voitures le style d’un équipage de maîtres. Auprès de ce train fastueux, nos trains régimentaires font bien chétive mine : bêtes maigres, mal tenues, sans soin, et ces véhicules crottés qui prennent tout de suite l’aspect des carrioles dont se servent les paysans pour aller à la foire ; un air de laisser-aller et de bohème et cependant, au fond des yeux, la gloire et l’aventure…

Je ne résiste pas au plaisir de détacher quelques pages d’un précieux journal inédit que j’ai sous les yeux, rédigé par le chef d’état-major d’une des trois divisions Robillot. On y trouvera cent détails vifs, piquants, des vues sur la situation qui prennent, à un an d’intervalle, un intérêt d’histoire.


15 avril. — Ce matin, nos ordres donnés, visites aux généraux anglais des environs. Comme toujours, accueil très aimable ; impossible de l’être davantage ; pourtant nous éprouvons une cruelle déconvenue. Une des premières choses que nous annonce le général commandant le 22e C. A. W.[1], c’est qu’il abandonne demain tout le saillant de Passchendaële, — tout le gain de 1917 ! Il dit que c’est pour diminuer son front et se faire des réserves, qu’il n’en avait aucune… Partout la même antienne, c’est à croire que ces gens-là sont 40 000 sur le front ! Au 9e C. A. W. même refrain : c’est inimaginable et réellement inquiétant, quand à l’heure actuelle nous estimons que les Boches disposent encore au moins de quarante divisions fraîches…

Le soir, un officier français, détaché au service de presse du G. Q.G. anglais, nous dit que cette question des réserves anglaises était réellement grave ; que les Anglais, depuis l’offensive, avaient subi des pertes extrêmement lourdes, qu’il estime à 180 000, tant prisonniers que tués ou blessés. Enfin, il arrive des renforts nombreux d’Angleterre ; mais un général anglais me disait : « Ce qui manque à l’Angleterre, ce sont les officiers… »

Un officier de l’état-major du C. C.[2], en liaison avec la IIe armée britannique, nous disait aussi que l’armée anglaise souffre d’une pléthore de services : tout est en services, au détriment des troupes. C’est ainsi que le chef du premier bureau d’un C. A. W. — général d’ailleurs, — nous disait : « C’est très curieux : en France, vous poussez les troupes dans les trains, et vous ne vous occupez qu’ensuite de les ravitailler ! » Comme j’avais besoin de ses ravitaillements

  1. Cette lettre désigne les troupes britanniques.
  2. Corps de cavalerie.