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canal est franchi, on transporte les portes au suivant et ainsi de suite. À cinq heures du matin, je forme une colonne d’attaque sur cinq lignes à 150 mètres de l’ennemi : il n’a pas éventé le mouvement.

Je forme les deux premières lignes avec les Sénégalais. Les tirailleurs algériens forment des échelons demi-débordants et la réserve. Le dispositif est placé face à son objectif et les lignes sur un rang sont déclenchées à 50 mètres de distance. Ordre est donné de ne pas tirer et de ne pas pousser un cri. La consigne est fidèlement observée. Nous arrivons sur les fils de fer allemands que le génie coupe. Nous sommes accueillis par une décharge formidable qui couche la première ligne par terre. La deuxième la dépasse et entraîne les survivants. Les tirailleurs foncent dans les fils de fer. Un corps à corps terrible est livré sur la tranchée avec les chasseurs à pied allemands. Les tirailleurs sont tirés dans la tranchée par les pieds. Quelques-uns se noient dans le canal garni de fils de fer qui la précède. Quand le bataillon se replie, nous restons trois officiers, cinq sous-officiers et cent vingt hommes.

Les débris du bataillon prennent à nouveau la tranchée et, quelques jours plus tard, à la suite de nouvelles pertes, le bataillon est licencié, faute de combattants…

Je reste seul sur le front avec quatre sous-officiers.

Ainsi mourut au champ d’honneur le deuxième bataillon d’Algérie. La fin du premier, — bataillon Brochot, — revêtit une si farouche grandeur que cette tragédie sui generis n’a point de précédent dans l’histoire. Elle n’y peut non plus avoir de réplique. La chose advint à Dixmude. De ce nom prestigieux, M. Charles Le Goffic a fait, en quelque sorte, la propriété privée de nos fusiliers marins. À l’ombre du monument de gloire qu’il leur a dressé, l’équitable avenir voudra cependant qu’il y ait place pour leurs camarades de bataille, les Sénégalais du bataillon Brochot. Ils défendaient, le 10 novembre, entre des troupes belges à gauche et le cimetière de Dixmude à droite, des tranchées sur lesquelles vinrent foncer de furibondes attaques. Tournés aux ailes, ils virent rouler sur eux, les encerclant, la marée grise hurlante. Deux solutions : se rendre ou se faire tuer. Mais la première, n’est-ce pas ? ce n’est pas à faire. J’ai rapporté jadis l’extraordinaire histoire, advenue en Mauritanie, du « trente-huitième. » Héros qui n’a pas d’autre nom et qui est à jamais anonyme. Dernier survivant de trente-sept camarades, tués avant lui pour sauver des mains de Ma-el-Aïnin, le marabout célèbre, un convoi surpris, le « trente-huitième »