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contre toutes mes prévisions, contre l’évidence de ma raison, cette alliance doit être funeste à la Russie. » Sa main ne fut pas arrêtée et même elle ne trembla pis. Ainsi se réalisait le projet conçu par Laboulaye sept ans avant. A la suite d’un long échange de services et à travers les incidents et les péripéties dont nous avons tracé le tableau, le rapprochement qu’il avait souhaité était opéré, la main de la Russie tombait dans celle de la France, attirées l’une vers l’autre par la réciprocité des intérêts.

Depuis la catastrophe qui a renversé la dynastie des Romanoff et paralysé les effets de l’Alliance franco-russe au moment où la guerre nous permettait d’y trouver un secours et d’en ressentir les bienfaits, il est devenu de mode dans certains milieux politiques d’en contester l’utilité. On est allé jusqu’à dire qu’elle nous avait fait plus de mal que de bien. De tels propos révèlent un singulier manque de mémoire ; ils sont la négation de l’évidence. Avant l’Alliance, la France était isolée, exposée aux coups du militarisme prussien et peut-être à l’indifférence des autres nations, comme elle l’avait été en 1871. Mais au lendemain du jour où les fêtes de Cronstadt avaient révélé l’entente, prologue de l’Alliance, la situation s’était transformée, l’isolement avait cessé et désormais se trouvaient en présence les deux camps indispensables à l’équilibre européen. La convention de décembre consacrait cet état de choses, mais longtemps encore, elle devait être ignorée, sauf des personnages qui l’avaient préparée et s’étaient engagés sur l’honneur à ne pas la divulguer. Aussi n’attache-t-on aucune importance significative à certains faits qui se produisent et qui cependant, pour ceux qui savent, prouvent qu’entre la Russie et l’Allemagne il y a quelque chose de changé.

Au mois de mars 1891, le général de Werder, ambassadeur allemand à Saint Pétersbourg, donne un grand bal auquel l’empereur Alexandre a promis d’assister. Le général ayant été l’ami de son grand-père et de son père, il n’a pu refuser l’invitation, et d’autant moins que, l’année précédente, il avait honoré de sa présence une fête donnée en son honneur à l’ambassade de France. Jusqu’à ce moment, il était d’usage que l’Empereur et les grands-ducs, lorsqu’ils se rendaient chez les ambassadeurs des pays où ils avaient des régiments à titre honoraire, en portassent l’uniforme ; mais cette fois un ordre