Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 51.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la Comédie-Française, remettons-nous en mémoire le vieux chef-d’œuvre. Jadis Ronsard relut en trois jours l’Iliade d’Homère ; il la relut en grec : il était bien heureux. Contentons-nous de l’honnête traduction d’Alexis Pierron, qui est d’ailleurs une excellente traduction, loyale et simple. Pour faire jaillir le rapprochement, nous n’aurons nul besoin de nous livrer à un pénible exercice et de forcer les choses. Les ressemblances se dégageront d’elles-mêmes, parce que les grandes situations se retrouvent pareilles dans l’histoire des peuples, comme les grands sentiments sont les mêmes qui en tout temps font battre le cœur humain. Deux civilisations se sont heurtées, au rivage fatidique de Salamine ; et de même deux cultures, aux bords de la Marne. Et si jadis on entendit courir sur la mer des sirènes ces paroles sacrées : « Allez, ô fils de la Grèce, délivrez la pairie, délivrez vos enfants, vos femmes et les temples des dieux de vos pères et les tombeaux de vos aïeux. Un seul combat va décider de tous vos biens ! » — c’est la même voix anonyme et collective, et c’est le même esprit de la race qui, un matin de septembre 1914, inspirait l’ordre fameux en vertu duquel une troupe qui ne pourrait plus avancer devrait se faire tuer sur place.

Ce qui donne sa grandeur à la pièce d’Eschyle, c’est son caractère non pas seulement patriotique, mais religieux. Remarque curieuse. Pour une fois la tragédie grecque, qui avait coutume d’évoluer dans le passé légendaire et de s’installer au cœur même des mythes sacrés, prenait son sujet en pleine actualité ; or, jamais le lien qui la rattache à la religion n’avait été plus fortement marqué. Une idée domine l’œuvre tout entière, y revient sans cesse, l’explique, la vivifie, une idée qui en est l’âme : c’est l’idée de la Némésis, de la Jalousie des dieux, si souvent mal interprétée et dont M. Paul Bourget, dans son dernier roman, nous rappelait le vrai sens, d’après le livre du savant Edouard Tournier. Expression de la nature des choses, elle n’est autre que cette loi de l’équilibre d’après laquelle rien de ce qui est excessif ne saurait être viable. Nulle explication de l’univers ne convenait mieux au génie des Grecs, fait de mesure et d’harmonie. En accord avec les règles du goût, se confondant avec le principe même de l’art, elle est la condamnation du kolossal. Aussi bien, la jalousie des dieux ne doit pas s’entendre de leur méchanceté ; mais, gardiens de l’ordre universel, c’est leur fonction de veiller à ce que l’homme ne s’enhardisse pas à le déranger. Le champ qui s’ouvre à son action comme à sa pensée est assez large. Qu’il s’efforce d’être complètement humain : ce sera la source