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lancée à toute vitesse contre la partie du Palais d’Hiver habitée par le premier ministre : les dégâts auraient été formidables.

Pour donner une idée de la crânerie excessive de M. Stolypine, je citerai ici un épisode qui ne se produisit que trois ans plus tard, mais qui me paraît symbolique de toute cette période. M. Stolypine et plusieurs membres de son cabinet assistaient, aux environs de Saint-Pétersbourg, à des expériences d’aviation, presque les premières qu’on vît en Russie. Elles étaient exécutées par une équipe de pilotes récemment revenus de France où ils avaient fait leur apprentissage. Le premier ministre s’étant approché d’un groupe d’aviateurs, un de ceux-ci l’engagea à monter avec lui sur son appareil ; ses camarades appuyèrent vivement cette proposition, déclarant qu’ils se sentiraient tous encouragés par une pareille marque de confiance en leur habileté. M. Stolypine n’eut pas un moment d’hésitation et fit avec le pilote, un officier du nom de Matzievski, un vol qui dura environ une demi-heure. Lorsqu’il redescendit à terre, il trouva toute la police dans le plus grand émoi : quelques jours auparavant, le service de la sûreté avait reçu des informations représentant le lieutenant Matzievski comme affilié à l’une des organisations terroristes les plus dangereuses ; M. Stolypine avait eu connaissance de ces renseignements avant de se rendre à l’aérodrome ; au moment où il consentit à voler avec M. Matzievski, il savait parfaitement à quel singulier compagnon il avait affaire : en quittant l’appareil, il félicita chaudement le pilote et se montra enchanté de l’expérience.

Quelques jours après, cet incident eut un épilogue inattendu : au cours d’un de ses vols, le lieutenant Matzievski tomba d’une très grande hauteur et se tua sur place. La cause de cet accident resta mystérieuse : la chute du pilote n’était probablement pas due à l’état de l’appareil, lequel semblait n’avoir subi, avant de s’écraser sur le sol, aucun dommage. Le service de la sûreté eut la quasi certitude que le lieutenant Matzievski s’était tué volontairement : ce suicide lui avait été imposé par le Comité terroriste, pour avoir laissé échapper l’occasion de tuer M. Stolypine.

Tous ces étranges détails me furent confirmés par M. Stolypine lui-même. Lorsque je lui demandai pourquoi il avait ainsi, sciemment et sans nécessité aucune, risqué sa vie, il réfléchit un moment et me fit cette réponse :