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surpris par un 420, furent « soufflés tous les deux comme des fétus de paille » et projetés dans la boue de l’autre côté de la rue. C’est une question d’ailleurs de savoir si, quand le 420 se démuselle, il ne vaut pas mieux être à l’air libre que dans une cave. La cave protège contre les éclats, mais on y risque l’ensevelissement. Danger pire que tous les autres et dont la seule pensée cause une sensation d’étouffement prématuré ! L’immobilité qu’il faut observer ajoute à l’angoisse, car « quel mouvement se donner dans un espace de quelques pieds carrés ? Les Boches tirent toutes les vingt minutes[1] et, après chaque coup, on regarde le réveil, on suit la marche tout à la fois trop lente et trop rapide des aiguilles. Sera-t-elle pour nous, la nouvelle marmite ? La voici qui s’annonce. D’abord c’est comme le bruit du vent sous la porte ; le bruit devient tempête ; la tempête devient foudre. Braoum ! Tout saute dans la cave ; les lampes manquent de s’éteindre. Et les vingt nouvelles minutes d’angoisse recommencent. L’effet est vraiment démoralisant. Dès que le bombardement commence, chacun se tait. On entendrait voler une mouche, les plus braves se collent dans un coin d’où ils ne bougent plus. Un mois de cette vie et l’on deviendrait fou. »

Cette vie-là pourtant devait durer plus d’un mois et la pièce qui vomissait sur Nieuport ces monstrueux projectiles n’était pas encore à bout de souffle. Un moment, le 12 mars, on crut que les monitors britanniques qui bombardaient Westende l’avaient démontée. Mais le lendemain elle se remettait à rugir. Généralement elle tirait six coups le matin, l’après-midi étant réservé au 210. Mais quelquefois, comme le 26 mars, elle mettait les bouchées doubles et y allait « de sa douzaine » pour rattraper les jours où elle s’était tue…

On s’accoutume à tout, même aux 420 et aux 210. La première impression surmontée, le naturel de nos gens reprit le dessus et Nieuport, la ville morte, la Pompéï du Nord, vit passer à certaines heures dans ses rues d’étranges cortèges de pèlerins : fusiliers caracolant sur des chevaux de carton, d’autres berçant des poupées et d’autres promenant des lapins à roulette ou pressant l’abdomen d’un clown cymbalier. Un magasin de jouets démoli avait fourni ces accessoires. Ils diver-

  1. « À intervalles de 25 à 35 minutes, » dit l’enseigne Poisson.