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toute proche, dont le ronflement emplit la nuit, ajoute encore à l’illusion. À la 9e compagnie, qui tient le segment central, l’enseigne Dordezon et l’enseigne Bécam se sont entendus pour partager la corvée : Bécam « fera toute la nuit, » Dordezon « fera tout le jour. » À huit heures du matin en effet, Dordezon vient remplacer son collègue. Lui, si allant, si brave, « toujours le mot pour rire dans les circonstances les plus critiques, » il est pâle, nerveux, il a du « vogue à l’àme. »

— Et alors, mon vieux Dordezon, ça ne va pas ? lui demande l’enseigne Bécam.

— Ma foi, non. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais je ne suis pas dans mon assiette.

L’enseigne Bécam devait se rappeler quelques heures plus tard ce bout de dialogue auquel il ne fit point attention sur l’instant. Rien, — si ce n’est la gravité inhérente à cette date du 1er novembre, qui nous incline aux réflexions mélancoliques, — ne pouvait expliquer l’espèce d’indisposition morale de l’enseigne Dordezon. Mais, sur le front, tous les jours ne sont-ils pas des Toussaint ? Les Boches avaient suspendu leur pyrotechnie nocturne. Il pleuvait encore, mais doucement, et il n’y avait plus, à remplir le silence, avec le grondement de la mer, que le grésillement de cette petite pluie fine et implacable sur le sable des dunes. L’arrière était aussi calme que l’avant. Derrière, c’était la plaine, toute grise, ouatée de brume ; devant, dans les monticules de sable, sous une lumière pâle, c’étaient les tranchées allemandes : des sacs empilés les uns sur les autres, avec quelques fils de fer et des chevaux de frise « comme jetés au hasard. » Dans ce sable croulant, les ouvrages ont « un aspect délabré qui n’est qu’illusoire. » La vérité, qu’on saura plus tard, c’est qu’ils ne sont qu’un trompe-l’œil : les véritables défenses, en ciment armé, s’organisent sous leur rideau. Vers neuf heures la pluie cesse ; de petites brèches d’azur s’ouvrent dans le plafond des nuées. Toujours le même calme. « Pas un coup de fusil. » Le front est si tranquille que les capitaines des trois compagnies n’hésitent pas à donner campos aux permissionnaires dont le tour de roulement est arrivé et qui s’en vont sans incident par les boyaux. La chose réglée, l’enseigne Bécam, avant de se coucher, passe serrer la main au capitaine Béra. On bavarde quelque temps en grillant des cigarettes, puis l’enseigne prend congé, gagne son gîte,