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On s’entend encore, on voit clair devant soi. Tout va sombrer, quand les torpilles entreront dans le « rigodon. » L’air n’est plus qu’un immense roulement : les cages des boyaux sautent ; des éclats passent en sifflant. Le capitaine Béra et l’enseigne Bécam, plongés jusque-là dans leur lecture, commencent à prêter attention.

— Je crois que ça va barder, dit Béra.

— Penh ! une demi-heure au plus. Attendons, répond Bécam. Et voilà qu’au dehors retentit le cri d’alerte, qui signale une attaque. Les deux officiers bondissent du gourbi.

— La 1re section en 1re ligne ! crie l’enseigne à ses hommes.

En chemin il apprend que les deux mitrailleuses sont ensevelies et 15 mètres de tranchées « mises à plat » sur le front de la 9e compagnie. Tous les mitrailleurs sont tués et le feu redouble d’intensité, les torpilles alternant avec les 77 et les 135 ou plutôt toute la diabolique artillerie boche donnant à la fois, en même temps que nos 75, qui se sont réveillés et qui tapent sur les tranchées boches. On ne s’entend plus et la fumée est si épaisse qu’elle enveloppe tout. Les hommes sont « perdus dans les nuages de poudre. » Ils ne savent plus sur quoi ils tirent, mais ils tirent « sans relâche ; » même blessés, — tels les matelots sans spécialité Boivin et Costa, — ils n’abandonnent pas les créneaux et continuent de tirer, n’arrêtant leur feu que quand un gradé ou un officier hurle à côte d’eux : « Torpille à gauche, torpille à droite ! Torpille droit devant ! Attention aux deux qui viennent ensemble ! » Et quand le monstrueux engin a éclaté : « Au parapet. Veillez et tirez ! Feu à répétition ! » L’officier des équipages Fichoux se prodigue ainsi au Mamelon-Vert et l’enseigne Dordezon à la 9e compagnie, jusqu’au moment où un éclat d’obus atteint ce dernier de plein front et lui enlève une partie du crâne. Il s’écroule, on le croit mort et on tend son revolver « plein de sang » à l’enseigne Bécam, accouru nu-tête et sans armes. Les dernières paroles du moribond reviennent alors à la mémoire de son collègue : ainsi le pressentiment de l’enseigne Dordezon ne l’a pas trompé et, dans l’aube grise de cette Toussaint tragique, il avait eu l’obscure intuition de la fin qui l’attendait.

Cette mort supposée de leur lieutenant et la violence du bombardement ont quelque peu troublé les hommes chez lesquels l’enseigne Bécam croit remarquer un flottement. Heu-