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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE.

visiblement découragé. La guerre, disait-il (novembre 1916), durerait encore deux ou trois ans. C’était une guerre d’épuisement. Les deux partis devaient aller jusqu’au bout, et le vainqueur tomberait épuisé, au-moment de la victoire, sur le corps du vaincu.

Chez le peuple, les privations, la disette des vivres qui commençait à se faire sentir, l’emportaient sur les préoccupations patriotiques. Visiblement, tout le monde en avait assez et envisageait l’avenir avec effroi. Notre hôtesse nous affirmait tous les jours qu’il était impossible d’affamer l’Allemagne, et elle se figurait peut-être que nous la croyions. Mais nous avions souvent l’occasion de découvrir ce que pensait le peuple. Je me rappelle une conversation avec le sacristain du village d’Amerbach, un soir, au retour d’une promenade. Il nous avait pris sans doute pour des Allemands ; en tout cas, il parlait à cœur ouvert. La paix, disait-il, allait arriver avant le printemps, car l’Allemagne n’avait plus de vivres. De conquêtes il ne pouvait plus être question. Et il ajoutait avec un soupir : « La Belgique, das schoene reiche Land (ce beau pays riche), nous ne la conserverons pas. »

Ce découragement, ce fléchissement des esprits et des courages eussent amené le gouvernement d’un pays libre à s’expliquer devant l’opinion. Ils ne lui inspirèrent ici qu’une manœuvre destinée à l’égarer : ce fut le coup de théâtre de la proposition de paix de décembre 1916. Le moindre soupçon d’esprit politique suffisait à montrer que l’étrange outrecuidance de ce texte n’avait d’autre but que d’empêcher la réponse qu’il semblait provoquer. Il était évident, au premier coup d’œil, que l’on voulait tout simplement pouvoir rejeter sur l’ennemi l’odieux de la continuation d’une guerre dont la nation était dégoûtée. Nous observâmes avec un étonnement que l’accoutumance commençait à atténuer, que personne ne parut se douter d’un stratagème aussi grossier.

Une joie générale se substitua aussitôt à l’abattement. Bien rares étaient ceux qu’une demi-clairvoyance retenait de s’y abandonner sans réserve. Mais ils n’hésitaient que sur les dispositions de l’Entente. Quant à la sincérité et aux sentiments pacifiques de l’Empereur, leur certitude-était inébranlable. Et comment un peuple accoutumé à s’abandonner à la direction du pouvoir eût-il pu suspecter ce pouvoir de surprendre sa