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g[ouvernante] que, plusieurs fois, il a voulu prendre deux cent mille francs et me liquider en me demandant trois pour cent de cet argent et me sachant enfin [ensuite] dans une belle situation, digne de moi ! Mais, chaque fois, « ma mère et ma sœur » l’en ont empêché ! Non, ma douleur de me savoir sans famille (ou pis, de reconnaître que les miens sont mes plus cruels ennemis), je ne te la dirai pas. Quelque attendu que soit ce coup, il fait toujours mal. Mme de Barny m’avait prophétisé cela. Mais, louloup, si tu savais par quel vol rapide mon âme s’est sauvée dans ton âme, quelles larmes de bonheur ont remplacé les larmes amères que je versais involontairement quand, dans ce retour [sur moi-même], je me suis dit : « Tant mieux, elle sera tout pour moi. Dieu veut que ce vœu de mon cœur soit véritablement réalisé par les miens, par les hommes et les choses autour de moi. » L’égoïsme de l’amour vrai a tout dissipé comme par enchantement ; la première atteinte [de ma douleur] a cédé devant la certitude d’être aimé par ma Line autant que je l’aime. J’ai fini par être content de cela. Je ne verrai les miens que trois ou quatre fois par an, et tu ne les verras jamais.

Tu ne saurais croire combien de passions basses il se déchaîne contre moi : l’envie, la méconnaissance constante de mes intentions, de mon caractère ! Chose étrange ! M. Fessart, depuis vingt ans, ne voit personne de sa famille, et il m’en racontait exactement les mêmes choses [que celles] qui se passent dans la mienne.

Ma mère dépasse tout ce qu’on peut imaginer de monstrueux. Enfin, tout est dit ; je ne t’en parlerai plus. Tu es sur des roses avec les tiens en comparaison de moi, quoique tu sois aussi bien mal partagée. Oh ! mon Eveline chérie, serrons-nous bien l’un contre l’autre ! Tenons-nous toujours par la main ; ne nous quittons jamais ; c’est mon désir. Voyons à peine le monde, restons dans notre chalet. Vieillissons-y comme les gens du Moulin Joli. Ne m’abandonne jamais ! Tu es toute ma famille, tu me tiens lieu de mère depuis treize ans, d’amie (la seule) ! de sœur, de frère, de camarade, de maîtresse ! Ah ! comme je me suis serré contre toi depuis hier !…Oh ! comme j’ai senti mon amour ; j’ai vécu par les douleurs, [par] les plaisirs de ces treize années ! Oh ! comme nous sommes heureusement jeunes à la vie ! Si tu ne devines pas cette affection