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dix-huit mille francs par an. Est-ce sage ? Me trouves-tu assez modeste ? Si j’étais seul, je ferais cela, car l’année prochaine je n’aurai plus de dettes ; je gagne quarante mille francs par an, et je regarde que j’en peux bien dépenser vingt mille, en en capitalisant vingt mille tous les ans. J’enverrai aujourd’hui pour renouer avec Potier.

Elsch[oët] est venu hier ; c’est un paresseux, un rêveur qui mérite la profonde misère où il est. Il n’a pas gagné dix sous depuis trois mois. Ce n’est pas pour rien que la Chouette s’alarme. Elle préfère un bureau de timbre et garder son indépendance plutôt que de traîner [après elle] un homme sans courage et sans énergie. Il m’a dit hier qu’il était trop paresseux pour faire une œuvre sans qu’elle soit commandée. De là à ne pas la faire quand on la lui commande, il n’y a qu’un pas. Et des prétentions au génie !… Ah !… est-ce qu’on pense à tout cela quand on a sa fortune a faire et du pain à gagner ? Est-ce que Rossini songeait à la gloire quand il faisait pour cent écus le Barbier [de Séville] ? Il faisait comme moi quand j’écrivais la Physiologie du mariage : il pensait à son pain. Nous nous le sommes dit ! Son avarice est excusable ; c’est le souvenir de ses misères qui la lui donne. Il a vu que l’argent donnait l’indépendance, et que l’indépendance était le premier des biens. Ainsi ferai-je. J’avoue que je ne puis pas blâmer notre Chouette de réfléchir au sort qui l’attendrait, et je suis effrayé de voir un artiste ne pas savoir gagner quatre cents francs en trois mois, pour empêcher une saisie de ses bustes, et aller perdre son temps à demander au gouvernement des statues à faire !

C’est assez de nous occuper de cet insecte non classé, invisible à l’œil nu. Je reviens non pas à mes moutons, mais à mes loups ; je t’aime, mon Evelette, et si je ne te l’ai pas dit déjà mille fois dans ce que tu viens de lire, c’est que tu ne saurais pas reconnaître la doublure de toutes ces phrases, le toi qui est dans mes moindres pensées !

Il faut travailler. Allons, un baiser et à demain. Aujourd’hui, j’ai peut-être trop donné à Zaïre ! Méry n’est pas venu. Il a, dit-il, à finir son roman. Le feuilleton coule pour tout le monde. Mille caresses, ô m[inou] ! Comme mes travaux seraient légers si je le sentais tous les jours !