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sur le point de compromettre avec son salut éternel leur éternelle union, et qui descend de son trône de félicité pour supplier Virgile de guider les pas de son amant vers le sentier de la pénitence. Songez aux reproches qu’elle lui adresse dès qu’elle le rencontre : « Quelque temps je le soutins par ma présence, et, lui montrant mes yeux de jeune fille, je le menais à ma suite, tourné du bon côté. — Mais à peine fus-je sur le seuil de mon deuxième âge et changeai-je de vie, il s’éloigna de moi et se donna à d’autres. — Quand je me fus élevée de la chair à l’esprit et que ma beauté et ma vertu s’en furent accrues, je lui fus moins chère et moins plaisante… — Il tomba si bas que tous les moyens pour le sauver étaient désormais insuffisants, sinon de lui montrer les races perdues. — Pour cela je visitai le seuil des morts, et à celui qui l’a mené jusqu’ici, j’adressai en pleurant mes prières… »

Mais comment peut-on assimiler le paradis dantesque à celui de Mahomet ? S’il s’agit du jardin de plaisirs décrit par le Coran, on ne le peut en effet. Mais, dès les premiers siècles, une exégèse spiritualiste commença à s’introduire dans l’Islam et à esquisser, en marge du paradis coranique, un séjour céleste dont la contemplation de la divine Essence faisait toute la béatitude. Les grands théologiens, qui ont définitivement modelé le dogme, ces héritiers de la théologie chrétienne et de la métaphysique néoplatonicienne, ont repoussé dans l’ombre les joies sensibles et proposé à leurs fidèles comme prix suprême de leurs efforts la vision béatifique. Seulement ils ne voulurent pas décourager les bonnes volontés, et ils décidèrent que le paradis était un état où chacun posséderait ce qu’il désirait, sous la forme où il le désirait. « Il y a deux paradis, dit Abenarabi : l’un sensible, l’autre idéal. Dans le premier, ce sont les esprits animaux qui jouissent du bonheur ; dans le second, les âmes raisonnables. » Et au XIIIe siècle, les théologiens chrétiens connaissaient un paradis musulman qui s’harmonisait aussi bien que le paradis dantesque à la doctrine chrétienne.

Dans la littérature médiévale, les moines et les jongleurs représentaient d’ordinaire le Paradis comme un chœur, ou un réfectoire de monastère, ou comme une fête chevaleresque. Pour Dante, il est tout lumière, contemplation, amour, extase. Sa vision s’éloigne autant des enluminures du moine et du jongleur que le rêve des théologiens musulmans du paradis