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Nous avions commencé déjà à remplacer les mots par leurs initiales ; nous parlions de la G. G. T., des P. T. T., du P.-L.-M., de la T. S. F., de la R. P., du T. C. F., des U. P. ; les joueurs de football s’étaient adonnés à ce petit jeu avec enthousiasme ; les noms des sociétés sportives semblant trop longs à leur jeune impatience, ils les abrégeaient résolument ; cela leur faisait un vocabulaire d’initiés, très à leur goût. La guerre a transformé ce défaut en manie. Nous avons appelé le grand quartier général le G. Q. G., les hommes de la réserve de la terrioriale, les R. A. T., les commis et ouvriers d’administration, les C. O. A., les gardes des voies et communications, les G. V. C., la défense contre avions, la D. C. A. : ainsi de suite, à l’avenant. Maintenant, nous ne nous arrêtons plus. Il serait aisé de multiplier les exemples par douzaines : le Journal officiel en fournit tous les jours en quantité. Il y a concurrence ; chacun de rogner pour son compte. L’honnête homme, habitué à chercher un sens dans les mots, songe qu’il va devoir se mettre à l’étude des hiéroglyphes, s’il veut entendre le français, Partout des lettres qui ont perdu leur corps ; partout des initiales en rupture de ban. Il n’est peut-être pas très logique de parler par devinettes sous prétexte de gagner du temps : que devient, en tout cas, la clarté traditionnelle de notre langue ? Ce n’est pas seulement sa physionomie qu’on déforme ; c’est une de ses qualités essentielles qu’on trahit. L’illustre philologue danois Nyrop, un des champions les plus dévoués et les plus efficaces de l’idée française pendant toute la durée de la guerre, nous fait remarquer que le phénomène est fréquent dans les langues germaniques et Scandinaves, mais qu’il est presque inconnu aux langues romanes. Voilà donc un usage contraire au génie du français, qu’il était souhaitable de restreindre, s’il était impossible de l’éliminer, et auquel les habitudes de la guerre ont donné force de loi.

On regrettait que la langue, comme elle perdait un peu de sa clarté, perdit de sa précision : on déplorait les molles indulgences pour les impropriétés toujours plus fréquentes, et l’inconscience devant des fautes qui auraient fait rougir autrefois. Que diraient aujourd’hui ces « amis de la langue française, » qui avaient jugé bon de fonder peu avant la guerre une ligue pour la défendre contre « toutes les déformations » qui la menaçaient ? Car la guerre n’a pas favorisé le purisme ; et