Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/664

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Resté veuf et père de quatre enfants, d’Anthès se tourna vers la politique. Son ascension fut rapide. D’abord membre du Conseil du Rhin supérieur, il devenait bientôt député à l’Assemblée Nationale. En 1850, il adhérait à la cause du prince Louis-Napoléon ; nous le retrouvons au comité de la rue de Poitiers. Son intelligence, les missions brillantes qu’il accomplit à l’étranger lui valurent à quarante ans un siège de sénateur. Il fut parmi les collaborateurs les plus assidus des frères Perrier et prit une part active au relèvement économique de la France. Le beau jeune homme à la physionomie aimable et vive qu’un portrait du temps nous montre revêtu du brillant uniforme de la garde russe, était devenu un vénérable vieillard, à la barbiche blanche, à la redingote serrée du second Empire. Le temps semblait avoir effacé à jamais le souvenir du drame sanglant de sa jeunesse.

En effet, tout devait s’accorder pour lui faire oublier le passé. A peine quelques années s’étaient écoulées depuis la catastrophe, que Mme Pouchkine épousait Lanskoy, cet officier qui avait si fidèlement veillé sur elle lors du fatal rendez-vous. La famille Goncharoff ne se souvenait plus de Pouchkine Le poète avait vécu parmi ses proches, presque en étranger. Ses rêveries, ses joies, ses belles aspirations devaient leur rester inconnues. Cet homme qui fut et sera à jamais l’enfant préféré, l’enfant gâté de la littérature russe était passé auprès d’eux sans avoir fait vibrer aucune corde de leur âme, emportant seul le secret de son génie sous son vaste front d’Africain passionne.

Cette profonde inconscience à l’égard d’un dénouement aussi tragique devait fatalement créer un sentiment de malaise dans le monde des lettres et de la pensée russes. Dostoïewsky y reviendra plus tard pour prononcer à l’inauguration du monument de Pouchkine un discours mémorable ; il réhabilitera ce jour-là d’une façon éclatante l’ombre glorieuse du poète. Quant au silence fait autour de cette mort violente par les autorités, il ne servira qu’à accroître l’énervement général, l’opposition tacite et obstinée, la douloureuse tension, qui furent les traits caractéristiques de ce XIXe siècle russe si inquiet, si troublé et où l’on voit déjà poindre les premiers signes de la tourmente.


HELENE ISWOLSKY.