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Mais, jusqu’en 1820, la poésie n’avait coulé largement que dans la prose : Jean-Jacques Rousseau, Chateaubriand, avaient enivré de lyrisme des générations de lecteurs. A un moindre-degré, Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, Mme de Staël, Volney, avaient répandu la poésie dans certaines pages de leurs œuvres. Il n’y avait rien eu d’égal dans les genres en vers. Là, les lois de la versification, les lois de la langue, les lois du goût, avaient exercé leur contrainte tyrannique, et sévèrement barré les effusions poétiques. Il est facile aujourd’hui de ramasser de la poésie à travers soixante-dix ou quatre-vingts ans de production versifiée ; lorsqu’on groupe ou qu’on présente ensemble toutes ces velléités, on peut en prendre le droit de conclure que Lamartine n’eut plus rien à créer. Mais lorsqu’on remet tous les passages à leur place, lorsqu’on les regarde éparpillés comme ils le furent dans la production journalière de trois quarts de siècle,.ils s’y noient ; ils y disparaissent dans le prosaïsme dominant.

On s’aperçoit que, dans cette multitude innombrable de petits vers galants, de coquettes mythologies, d’inventaires descriptifs, d’expositions didactiques, de discours philosophiques, d’autobiographies mignardes, de narrations ornées et de tableaux enluminés, qui constituent la poésie du XVIIIe siècle et de l’Empire, dans cette masse imposante d’épîtres, d’odes, d’élégies, de poèmes, de stances, d’épopées, il y a surtout de l’intelligence, de l’analyse, de la réflexion, de la science, de l’esprit. On versifiait tout, on desséchait tout. Les états de la vie intérieure les plus essentiellement poétiques, transposés en termes de pensée abstraite et logique et en style noble, devenaient prose comme le reste ; et le vers n’y pouvait rien : il ne faisait souvent qu’accuser le prosaïsme.

L’Empire avait marqué un retour offensif du classique, ou plutôt de l’antique : il avait fait triompher un art froid, raidi dans l’emphase des attitudes sculpturales. La littérature n’avait guère pris à David et à son école qu’un goût d’immobilité et de nudité, désolantes pour l’âme qui cherchait la vie. La poésie suintait par endroits, coulait goutte à goutte, ou circulait en minces filets. C’était, au travers de la sécheresse universelle, de quoi révéler la soif de poésie qui travaillait auteurs et public : mais ce n’était pas de quoi la satisfaire.

André Chénier même, dont l’œuvre poétique fut éditée pour