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souffrant, redoublent leur effort, — les grands jours ont passé comme des marées, — laissant nos morts sur toutes les plages. — Lourd est le fardeau que nous portons ; — mais si nous parlons avec l’ennemi, — de nos mains nous préparons — celui qui pèsera sur nos fils.

Un peuple et son roi, devenus forts par leurs péchés, — sûrs de n’avoir point de comptes à rendre, — ont reculé les limites du mal. — Aujourd’hui, l’heure passe, et nous qui l’avons subie, — nous imposons à l’esprit incarné du Mal — de répondre à l’accusation des hommes.

Pour l’agonie, pour le ravage — des nations piétinées, — pour le poison dont ils ont chargé l’air, — pour les tortures de la terre, — pour la froide luxure commandée, — pour tous les désespoirs ignorés dont la mer fut le frémissant témoin, — pour tant de douleurs voulues, infligées par maîtres et valets, — qu’ils rapprennent la Loi !

Afin qu’à l’heure où les destins seront proclamés, — ni maîtres ni valets ne puissent dire : — « Mon orgueilleuse ou mon humble tête m’a sauvé. » — Afin que dans les siècles des siècles — leurs enfants se rappellent — que le vieux crime qui fédéra leurs pères — ne leur servit de rien.


Car, dit encore le poète, sans cette justice, « tout est vain depuis que la vie est sur la terre… et le monde épuisé peut retomber au néant, désespérant de Dieu et de l’homme[1]. »


De telles paroles, qui aidèrent à soutenir l’effort d’un peuple, contribueront à fixer en lui le souvenir. Comme la prévision du danger, et la volonté de le publier, ont possédé Kipling à toutes les époques de son œuvre avant la guerre, on peut être sûr que le souvenir, et la volonté de le maintenir vivant chez les Anglais, posséderont sa pensée et sa vie. La même image qu’il apercevait projetée dans l’avenir, et qui l’excitait à des paroles et des accents prophétiques, ne s’effacera pas. Il semble, au contraire, qu’elle doive le hanter, plus rouge, plus sinistre et réelle, de toute l’horreur accomplie, et bien que reculant dans le passé, intéressant encore le sentiment vital de l’avenir, puisque la menace d’hier serait la menace de demain, si les vainqueurs pouvaient oublier. Pour aider à combattre les influences d’oubli, on peut compter sur le poète dont nous connaissons maintenant la portée de vision, la vigilance, le

  1. Justice, dans The Years Between.