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l’Éternel et de sa Loi. Et la plus profonde différence entre nous et les Anglais, c’est que, durant des générations, ils en ont été nourris dès l’enfance. « Nous sommes encore les hommes d’un seul Livre, » me disait l’un d’eux récemment. C’est presque une parole d’Islam. De ce Livre, la poésie de Kipling émane directement. Si l’on voulait achever de la définir par une opposition, il faudrait penser à celle de Baudelaire, trouble, troublante, en ses noires et toxiques magnificences, chargée de philtres qui nous fondent les moelles, de voluptés engourdissantes et tristes, et d’un rêve de la mort qui paralyse l’action. L’œuvre du maître anglais est toute active, frémissante, comme la flèche lancée, de son élan et de 8on intention. Elle porte avec elle, pour les communiquer, la foi et la volonté dont elle jaillit. Ruskin avait traduit cet ardent besoin d’action spirituelle par un mot qui peut scandaliser les artistes et poètes de l’autre culture, mais qu’ils lui pardonnent, s’ils savent à quelle perfection d’art, à quelle diverse beauté de rythme, à quelles splendeur et force de poésie peut atteindre sa prose, qui reste la plus belle prose anglaise. « Un homme, » — a-t-il dit, avec son intransigeance ordinaire, — « n’a le droit d’écrire que pour prêcher. » Au fond, c’est une idée qui persiste, agissante, jusque chez les écrivains de son pays qui disent non à la culture d’origine puritaine. Un Galsworthy, — et de même un Wells, — prêche encore quand il en fait apparaître les duretés, les intolérances, les inflexibles parti pris. Si grand que soit son art, il le subordonne à son enseignement (teaching), et je doute qu’il écrirait s’il n’avait des convictions qu’il tient plus que tout à propager, une volonté de réforme à faire prévaloir, — et peu importe qu’elle soit de sens contraire à celle de Kipling.

Bien entendu, il faut se garder de réduire à un seul trait, si dominateur soit-il, la poésie de l’auteur des Cinq Nations. Elle n’est pas toujours de tendance pratique et puritaine. On a vu à quel point il peut la varier de fantaisie, de pur rêve, de jeu, (et comme il a joué avec les enfants ! ) On trouverait cent morceaux qui ne valent que par l’émotion et la beauté des images, des rythmes, la valeur des mots choisis pour leur musique forte ou tendre, leurs pouvoirs de pleine évocation ou de suggestion subtile. On en trouverait où cet artiste, bien plus érudit qu’on ne l’imagine, s’est plu à retrouver le grand style romain, les cérémonies et préciosités de la Renaissance,