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Tout compte fait, dans la bagarre, six Juifs avaient perdu la vie : le bedeau de la synagogue, assommé sur l’almémor d’un coup de chandelier ; un des jeunes sacrificateurs massacré dans des circonstances restées encore mystérieuses ; et quatre artisans, menuisiers, véritables héros, qui, en défendant une impasse, avaient exterminé plus de trente bourreaux avant de succomber à leur tour ! À cette liste, il fallait ajouter Reb Josué le mélamed, âgé de quatre-vingt-dix ans, et qui n’avait pu résister à l’émotion de ces heures infernales.

En s’excusant de parler de lui-même après de si grandes misères, Reb Eliezer disait encore qu’on lui avait coupé la barbe et les papillotes, et qu’un grand nombre de bons Juifs, dont il citait les noms, avaient subi le même affront. D’innombrables maisons et boutiques avaient été dévastées, les meubles jetés à la rue, les marchandises dérobées et toutes les caves vidées par les voyous de Poltava. Mais si dure qu’eût été l’épreuve, elle eût pu être plus effroyable encore. Reb Eliezer remerciait l’Eternel d’avoir imposé des limites aux excès des Poltavtsé ; et, voyant là un des effets des prières du Rabbin Miraculeux, il le félicitait de ce nouveau miracle, qui s’ajoutait à tous ceux que lui et ses ancêtres avaient fait, et faisaient tous les jours, pour la gloire et le salut d’Israël…

Cette lettre du Rabbin de Smiara, dont Reb Mosché donna lecture après la prière du matin, déçut beaucoup l’Assemblée. Une belle persécution, un beau massacre, une belle injustice flattent toujours le goût d’Israël pour le gémissement et la plainte. Or, il fallait bien reconnaître que le pogrom de Smiara n’avait rien de l’effroyable tuerie qu’avait décrite Leïbélé. Sans doute les Thora avaient été profanées, mais enfin, grâce au ciel, il y a encore des parchemins et des sofers[1] pour en copier de nouvelles ! Six Juifs avaient perdu la vie, mais il en restait encore plus de vingt mille à Smiara ! Reb Eliezer et quelques autres bons Juifs avaient eu la barbe coupée, mais la barbe cela repousse ! Des maisons, des boutiques avaient été pillées, mais qu’est-ce là quand on s’était imaginé tout à feu et à sang !… Naturellement, ces pensées restaient enfouies au fond des cœurs. A qui serait venue l’idée de diminuer publiquement la grandeur du péril auquel on avait échappé ? Il

  1. Copistes de la Loi.