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d’une satisfaction profonde, bien que son visage ne laissât voir que la plus morne tristesse.

— Avec toute la Communauté, commença-t-il d’un ton lugubre, je regrette que Reb Jossel soit venu nous apporter, pour appuyer mon opinion, un fait qui jette la honte sur tout le troupeau d’Israël. Devant ce fait monstrueux (fasse le ciel qu’il n’y en ait pas beaucoup d’autres de cette sorte qui nous soient restés ignorés ! ) qu’avez-vous à dire, Reb Alter ?

Mais qui écoutait maintenant les deux redoutables jouteurs ? Tout le monde parlait à la fois. On n’entendait plus résonner que les noms de Reb Jossel et de Leïbélé, comme les gros sous agités au moment de la quête dans la tirelire du quêteur, et aussi les mots de « nace’h » et de « tréffé », qui veulent dire vin souillé et viande impure. Au milieu de ce tumulte, assailli de tous côtés par des Juifs qui lui reprochaient, les uns son manquement à la Loi, les autres de s’être laissé si niaisement confondre, l’infortuné Leïbélé n’était guère plus à son aise parmi ses coreligionnaires, que, l’autre soir, dans la foule des Cosaques après la prière à la lune. Son père, le cocher du Zadik, qu’un ami plein de zèle avait couru chercher à l’écurie, arriva sur ces entrefaites. S’approchant de ce fils qui, après l’avoir enorgueilli quelques jours, l’accablait de nouveau de honte, il lui administra deux gifles qui retentirent fortement dans le Saint Lieu malgré le tapage de voix, et, le poussant de la main et du pied, l’expulsa de la synagogue.

Mais qu’importait en cette affaire la personne du chégetz ! Son expulsion passa presque inaperçue dans l’agitation des esprits. L’intervention du Lithuanien avait mis le Grand Usurier et ses arguments en déroute ; et dans la synagogue il n’y avait plus qu’un sentiment unanime : le Hazën avait raison, la présence de ces Cosaques faisait la honte de la Communauté ! Les gens de Poltava ne l’auraient pas déshonorée davantage ! Sans compter les énormes frais qu’entraînait la présence de tous ces garnements auxquels, toute la journée, il fallait emplir le ventre de vin, d’eau-de-vie, de volailles, à telle enseigne que, si leur séjour se prolongeait une semaine encore, il n’y aurait plus un poulet dans toute la Communauté, plus une oie, plus un canard dans la mare !

Échauffés par leurs discours, et perdant toute hypocrisie et leur prudence habituelle, les plus trembleurs finissaient par