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proscrit, réduit à se cacher et à errer dans les bois, il s’était familiarisé, au cours de son odyssée, avec nombre de grands seigneurs, voire de potentats, et avec beaucoup de petites gens, de cultivateurs, d’ouvriers, et c’était ceux-ci qui semblaient avoir davantage influé sur ses habitudes et sur ses façons. Il ne savait pas écrire, et, pour lire, était obligé d’épeler chaque lettre. Il disait : « Je me rappelle d’un cotidor, » ou — « J’ai causé à Monsieur Danguigné, » — ainsi prononçait-il à la paysanne le nom de d’Andigné. En le quittant, tard dans la soirée, ses adeptes, aussi émus de tant de flacons mis à sec que troublés par le spectacle d’une infortune si gaillardement portée, maudissaient le cordonnier Simon, cause première de cette déchéance.

On ne doit pas cependant accepter ce portrait sans retouches : Charles de Navarre était essentiellement divers : si, d’ordinaire, il se révélait sous l’aspect d’un rustre madré, brutal et grossier parfois, il gardait, la plupart du temps, cette attitude d’indifférence particulière aux gens qui, accoutumés aux catastrophes, ont perdu la faculté de s’étonner et ignorent la crainte. Un de ses familiers qui se flattait de « lire dans son âme, » assurait y voir « un caractère franc, un juste orgueil mêlé à du courage, une résignation puisée dans le sang du Roi Martyr. » Chez cet aventurier paraissant ne tenir à rien au monde qu’à la bouteille et à la pipe, c’est, par instants, un réveil de dignité, un ton de commandement, qui imposent aux moins crédules : le procureur du Roi, ayant visité Bicêtre le 17 mars 1816, écoute les réclamations de Charles de Navarre se plaignant d’être détenu arbitrairement et demandant des juges : — « Nous avons remarqué en lui, écrit le magistrat, un certain air de hauteur, un ton de sévérité que favorisent assez le physique agréable de ce maniaque et la mémoire heureuse dont on dit qu’il est doué… » Il est d’une générosité de prince et met une poignée de louis dans la main d’un serviteur, ou donne sa montre d’or à une dame en remerciement d’une lettre parvenue à destination. Quand ses courtisans lui baisent la main, il n’est ni confus, ni gêné, et si l’une de ses visiteuses se jette à ses genoux, il dit : Relevez-vous, madame, d’un ton de courtoisie et de simplicité qui lui gagne les cœurs.

C’est maintenant un défilé ininterrompu dans la gargote de Libois : on y fait bombance jour et nuit : Charles se lève tard,