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choses, mais des états, mouvements, nuances d’âme qui ne sont que d’une certaine caste anglaise. Et dans quelle autre langue un tel mélange de mots de marine et de mots de Bible, d’argot et du plus majestueux de tous les styles serait-il possible ? Mais où donc, sinon en pays anglo-saxon, une même âme pourrait-elle assembler des traits à nos yeux si contraires : réalisme et mysticisme, sentiment et brutalité, fougue victorieuse des appétits charnels et tendance à moraliser, pesanteur de l’esprit qui ne gravite que sur soi, et subits essors de poésie presque visionnaire (si petite qu’elle était sur le cadre, devant cette mer huileuse, poisseuse ! ) ; improbité enfin, et sincère soumission aux prestiges de la religion : tout cela organiquement lié, et se subordonnant au caractère fondamental d’intraitable orgueil et de volonté dominatrice. Comme elle triomphe, cette volonté, comme il exulte cet orgueil, à la pensée de son dernier et monstrueux commandement ! Ainsi chez les guerriers saxons, nordiques, dont ce parvenu de Liverpool n’a jamais entendu parler, les rois scaldes dont la mort exigeait regorgement sur leurs tombes de leurs esclaves et de leurs chevaux.

A la figure grossière et puissante de sir Anthony Gloster, s’oppose celle de Mac-Andrew, l’officier mécanicien dont le vieil armateur a dit « qu’il ne pourrait pas mentir si on le payait, et qu’il crèverait de faim plutôt que de voler. » Lui aussi se révèle à nous en un monologue, un long poème, le plus beau des Sept Mers, et l’une des œuvres capitales de Kipling. Nul personnage de ses nouvelles ou romans n’est issu d’une conception plus complète, d’un acte plus sûr, immédiat, de création. Le poème n’a que sept pages, et c’est un être vivant qui nous apparaît, s’éclaire peu à peu dans sa profondeur, et, par-delà son présent, tout le passé qui porte et rend possible ce présent, tout le vécu qui s’est inscrit en cent plis dans une physionomie, un caractère, — chaque trait appelé par tous les autres, s’y reliant par une nécessité organique, laquelle s’est imposée à l’artiste dans l’instantané de l’intuition. Et pareillement, tout se tient dans le poème où s’exprime cette âme : la langue, âpre, dure, jamais grossière ; le style impérieux, serré, jamais brutal ; la tonalité sombre, le puissant vers de sept pieds, — un mètre tendu, comme allongé par l’élan et la ferveur de l’idée, un mètre plus grand encore que celui de la Mary Gloster. Mais c’est une impression de pure énergie en mouvement, non