Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/929

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cours. Tantôt les doigts étendus palpent les contours de la pensée ; tantôt réunis et élevés, ils soupèsent l’idée qu’ils retiennent ; tantôt enfin retournés vers le bas, ils distribuent les vérités par pincées dont ils saupoudrent la tête élégante et sévère de M. Marcel Prévost, assis devant M. Bordeaux.

Le nouvel académicien avait à traiter un beau sujet. Il y eut en France, vers 1880, une génération d’écrivains inquiets, qui cherchaient le sens de la vie. Quoique plusieurs se soient illustrés depuis par des doctrines certaines, ils souffraient alors les tourments raffinés d’un dilettantisme critique. C’étaient pour la plupart des esprits de premier ordre, très cultivés et très artistes : le Bourget des Sensations d’Italie, le Barrès du culte du moi et du Jardin de Bérénice, Rod qui nous révélait d’Annunzio, Vogüé qui nous révélait Tolstoï.

De ceux-là, Jules Lemaître fut non pas un des plus tourmentés, mais un des plus subtils. Ce sens de la vie, qui inquiétait tant les autres, je crois bien qu’il se berçait d’un agréable regret à ne pas le découvrir. Il était doué d’une faculté étonnante d’émigrer d’âme en âme. Il s’en plaint lui-même, et s’afflige de ce pouvoir qu’il a de pénétrer chez autrui. Il s’accuse avec une complaisance mélancolique d’habiter tour à tour et aussi aisément l’esprit de Renan et l’esprit de Veuillot. Son délice est de les comprendre et de les aimer à la fois. Regardez-le s’approcher d’un texte. Il en fait le tour. Il y découvre d’abord les analogies. Une pièce hindoue lui rappelle Voltaire, Heine et Musset. Dans Carmosine, il retrouve des souvenirs de Pétrarque et des cours d’amour, des romans de Mlle de Scudéry et des comédies de Pierre Corneille ; et il cite à l’appui une page exquise, mais qui est traduite de Boccace, le seul auteur à qui Lemaître n’ait pas pensé. Voilà les dangers de la critique impressionniste ; mais il était trop voluptueux pour les craindre. Le plaisir qu’il goûtait aux ouvrages de l’esprit, en même temps qu’il se passait des minuties de l’érudition, exigeait une atmosphère tranquille. Il a horreur qu’on le bouscule. Quand Sardou veut lui montrer, dans la Tosca, une scène de torture, il se révolte. Il déclare qu’il ne supporte pas le spectacle de la douleur physique. Il s’accommode mieux de la douleur morale, qu’il soupçonne d’être moins vive. Encore faut-il qu’elle n’en vienne pas à ce point de n’être plus qu’un cri. Au fond il l’aime quand elle reste assez intelligente pour garder conscience d’elle-même, quand elle se colore, varie, se nuance et s’explique. C’est pourquoi il adore Racine.

Il est bien de ce pays où l’analyse des passions est le fond de