Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 58.djvu/203

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vie humaine suffiraient au malheur de l’humanité ; les livres de ce voyageur nous montrent, dans l’espace, le même et affligeant spectacle. Machine à explorer les siècles, l’histoire et, machine à explorer l’étendue, la géographie nous mènent à contempler la misère de notre destinée en ce monde. A Madagascar, où Barnavaux fait la guerre, M. Pierre Mille a vu les beaux lataniers du Bouéni, forêt splendide et parée de lumière chaude. Seulement, il y a de l’or, au Bouéni ; et l’or est l’ennemi des arbres. Et l’on arrache les lataniers pour fouiller la terre, » on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour fabriquer les canaux où l’or lourd s’accroche et brille, on les brûle pour faire de la place, pour le plaisir, pour rien : car l’animal qui gaspille et qui gâte le plus, ce n’est pas le singe, c’est l’homme. » Et, les pays où M. Pierre Mille a raconté la dévastation de la belle forêt, il aurait pu les joindre à son recueil des Paraboles : ce qui resterait de bonheur à l’humanité, en dépit de la nature et des hasards, les hommes le dévastent. La peinture de la vie humaine que M. Pierre Mille nous présente n’est pas adoucie de fades illusions. Il a eu la force de dire ce qu’il a vu.

Il a eu la droiture aussi de ne pas farder en mal ce qu’il avait résolu de ne pas farder en bien. C’est ici qu’on le doit séparer de tant de réalistes qui ont poussé à l’horreur la peinture de la vie humaine… « Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bienveillant, il planait, frôlait, enveloppait… Je vous parle du printemps. Les premiers à savoir qu’il est chez nous, par un phénomène mystérieux, ce sont les objets inanimés… Et, après les objets inanimés, ce sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière heureuse qui semble naître des herbes encore pâles et souffrantes… C’est le vent qui nous prévient d’abord, parce qu’il est grand voyageur, qu’il va très vite et qu’il thésaurise. Toutes les fois qu’il a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et recommence. A la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche et, au premier rayon de soleil, tout ce qu’il porte en lui s’exalte… » Il y a le printemps et dans la nature et dans les âmes ; il y a cette jeunesse renouvelée ; il y a cette bonté soudaine. Et le printemps, comme le dur hiver, l’œuvre de M. Pierre Mille sait l’accueillir sans chicane.

Qu’est-ce que ce monde, où rivalisent les Furies et les Grâces ? Et comment le juger ? Autant vaut ne le point juger. Mais il ne saurait nous laisser indifférents ; et quel émoi éveille-t-il en nous ? M. Pierre Mille nous propose l’émoi que l’on appelle ironie. Entendons ce mot