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les phares qui donnent l’alignement, jusqu’aux premières balises rouges et noires du chenal pour voir que l’Océan s’insinue profondément dans ce calme pays boisé. Alors s’ouvrit la première perspective de la rivière : un vide pâle comme celui du ciel, entre des écrans de noirceur frangée. Au premier plan, une mince église veillait une couvée de bateaux de pêche.


Je suis revenu bien des fois, depuis, par les routes de terre. De ce côté aussi, c’est un monde fermé, invisible jusqu’au dernier moment, car les routes ne l’atteignent qu’au bout de l’estuaire. J’en ai pénétré, d’année en année, toutes les retraites. Un fjord long de cinq lieues, qui se ramifie au cœur du pays de Quimper, et dont les anses, — quelques-unes très longues, — viennent finir humblement dans les plis secrets de la campagne, devant une chapelle en ruine, devant un moulin abandonné, devant une pauvre ferme perdue. Sauf tout juste à l’embouchure, pas un hameau, pas un sentier le long des rives. Rien que les bois antiques, dont les troncs sont gainés jusqu’en haut de lierre, et, tout au bord, rien que les bruyères rouges, les houx et l’or clair des ajoncs, toujours plus ou moins en fleurs, par-dessus l’or plus grave des goémons.

J’imagine que ces bois ont toujours été là. Ils font partie de vieux domaines, dont quelques-uns sont très grands pour notre époque, vestiges sans doute de terres féodales, aux temps où la forêt primitive était encore à peine défrichée. Quand on vient du « dehors, » et que l’on remonte ce long couloir marin, c’est comme si l’on entrait, avec toute la riche onde verte, dans une solitude de l’ancienne Celtie, au temps des vieux Vénètes. Quel refuge après les espaces trop vastes, les fatigants infinis de la mer ! Comme on se sent pris par l’ombre grave et le silence de l’ancienne sylve ! — comme cela accueille, rassura, enveloppe !

Souvent, le soir, j’ai suivi des yeux la voile tannée de rouge d’un rude dundee qui s’en allait, au sein de cette grande paix sylvestre, vers la petite ville lointaine. Les hommes, groupés à l’arrière, portaient encore leurs cirés jaunes. Dehors, au large de la baie, ils devaient avoir eu gros temps. Toute la journée, patiemment, ils avaient trimé pour gagner au plus près l’entrée de l’estuaire, durement secoués, comme toujours au vent