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quelqu’un mourait, on allait chercher Jean, qui « pliait le mort, » et le veillait la dernière nuit avec un cierge allumé, une bouteille de vin et sa tabatière pleine. Nous, les petits, que Jean effrayait un peu, nous disions qu’il n’avait pas peur des morts en ayant beaucoup vu dans la bataille. Bien qu’il ne travaillât plus guère, on le voyait s’empresser autour des charrettes, le jour de la gerbière, avec ses bras affaiblis. Alors, si quelque jeune lui disait sur un ton légèrement apitoyé : « Jean, ce n’est plus comme à Saragosse, » l’homme se redressait, et, pour peu qu’on l’écoutât, racontait l’affaire, par quoi il se sentait grandir au-dessus de tous, au-dessus des plus forts, qui là-haut coiffaient la meule de ses dernières gerbes.

Les jeunes d’aujourd’hui deviendront les vieux. Alors, si, le jour de la gerbière, quelqu’un dit : « Pierre, ce n’est plus comme à la Marne, à l’Yser et à Verdun, » le poilu, redressé sous son poil devenu blanc, partira pour la reprise de Douaumont, 11e de ligne, 1er bataillon, dépôt à Montauban, et son récit, par sa genèse psychologique, ressemblera comme un frère à celui de la prise de Saragosse.


II

Bien que les paysans ne parlent pas autant que nous l’aurions voulu, on aperçoit quelques-unes de leurs idées auxquelles il faut s’arrêter.

La première est particulièrement intéressante parce qu’elle peut être un point d’appel et de cristallisation pour l’âme collective. Ce que pensent tout d’abord les paysans, c’est qu’ils ont fait la guerre, en ont soutenu le poids principal, lui ont payé le plus dur tribut, et finalement qu’une grande part de la victoire leur revient : idée très ferme, et d’autant plus que, toutes choses mises au point, elle est vraie. Ils n’ignorent pas les chiffres donnés par les journaux : sur quatorze cent mille morts, il y a un million des leurs. Mais la réalité leur est surtout sensible sous sa forme immédiate et concrète. Ils observent que, sur les trois premiers kilomètres du chemin qui relie le village à la ville, on rencontre seize maisons dont huit sont en deuil. Ils lisent la longue liste des noms bien connus sur les petits monuments qui déjà s’élèvent partout. « Passant, incline-toi, dit une belle pierre funéraire dressée sur les bords de la Baïse,