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Lestée d’un galet (on ne va pas risquer de perdre un plomb) la ligne descend à un pied du fond, et tacots et pironneaux mordent vile. A chaque instant, l’un de nous rentre son filin, le faisant courir vite d’une main à l’autre, et puis s’arrête court, attentif. Alors, s’il se remet à haler, on est sûr de voir un beau tacot doré tomber et battre le fond du bateau. Il y en a déjà plus de vingt qui dansent ensemble leur danse de mort, qui n’est pas celle des maquereaux. Leurs yeux, par le changement de pression, s’exorbitent, et puis se soufflent de plus en plus, comme des bulles de savon : ils montent d’un fond de trente mètres. Souvent il a fallu leur déchirer à moitié la tête pour en arracher un hameçon dont l’amorce est un morceau pantelant de bête. Il y a du sang sur les bancs, et de la cale monte l’ancienne odeur du poisson pourri. En somme, c’est horrible, cette pêche. Ce bateau qui doit sembler dormir si doucement sur les eaux radieuses y promène le carnage et la torture.


Ainsi passent les heures. Toujours le même ciel, le même abîme d’azur pâle, vaguement rosé dans le Sud, par-dessus les si vagues, légers miroitements qui sont tout ce qu’on voit de la mer aux lointains du large. Le vent a continué de mollir : à trois heures et demie, c’est le calme, — inattendu, bien inquiétant, à ce moment de la journée. Nous ne serons chez nous qu’à la nuit, si la brise ne revient pas. Nous sommes loin, à six milles, au moins, et le bateau est lourd.

On taille encore dans le quignon de pain, on fait un peu de propreté, et l’on se met résolument à la nage. Trois avirons, le troisième à l’arrière, tenu par Kervien. D’autres heures passent. Trop de bleu, trop de lumière ; le soleil brûle, sa flamme emplit l’espace, et l’étendue n’est que miroir, — un peu de houle, toujours, soulevant l’inerte surface rayonnante. Un mirage s’est établi du côté des Glénans, qu’on ne reconnaît plus : des tours, de blanches mosquées viennent d’y surgir, et puis, sur les bords, des forêts, en franges sombres, qu’un vent illusoire fait trembler. Les roches se suspendent. Deux bateaux flottent par-là, ailes pendantes, dans une sorte de buée blanche, comme des mouches prises dans une glu lumineuse. Les miroitements du large paraisssent de plus en plus lointains, l’horizon étrangement reculé. On dirait l’Océan d’une planète plus grande que la nôtre, de courbure plus ample. On nage toujours, sans