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péniches à ventre noir, de vieux sabliers que la mer relève et abandonne à chaque marée. Depuis combien de temps sont-ils là ? Ils commençaient à flotter. Dans le reflet de la futaie noire, on pouvait les prendre pour une famille de bateaux sorciers, indépendants des hommes, et dont cette solitude serait la retraite.

Surgirent deux cormorans, grands oiseaux noirs de la mer. Ils filaient bas, sans bruit, l’un derrière l’autre, leurs longs cous tendus au ras de l’eau. Ce n’étaient que deux ombres ! Ils passèrent comme un signe, comme un présage…


Quel pays de rêve, et comme l’homme y a dû rêver ! De quels fantômes ne l’a-t-il pas peuplé ! Ces solitudes où, çà et là, les simples choses, un arbre, une silhouette de rocher, une maison abandonnée, une souche d’arbre se présentent avec des aspects singuliers, et pour ainsi dire humains, personnels, — ces dessous noirs des bois, ces landes ou le vent siffle, ces vieux chemins qui ne conduisent nulle part : comme tout cela, pour les hommes qui naquirent et moururent en familles isolées dans les replis de cette terre, dut s’animer, — en hiver, surtout, aux jours de brume, — d’une vie obscure, inquiétante ! J’ai connu les dernières légendes de la rivière. On ne les entend pas facilement conter : le paysan breton a toujours eu la pudeur de ses croyances plus vieilles que le christianisme, et ne les livre guère à l’étranger. Aussi bien, elles achèvent de mourir aujourd’hui.

C’était à la fin du siècle dernier. Je revenais, un soir, avec le jusant, dans un bateau prêté par un fermier de l’anse de Toulven : le plus profond, le plus étranglé de tous les petits bras de mer qui s’en vont plonger au fond de ces campagnes, — et si caché qu’on peut passer devant sans en deviner l’entrée. Le fils de la maison me conduisait : un jeune gars de dix-sept ans, de mine sage et vierge, ignorant de tout ce qui n’était pas sa lande natale et sa paroisse, — l’enfant simple et timide de cette terre, façonné jusque-là par les seules influences indigènes. Depuis une heure, j’essayais de l’apprivoiser, et, à mesure que le jour baissait, il semblait sortir de sa politesse craintive. On eût dit que la nuit naissante nous rapprochait. Il acheva de se mettre en confiance en apprenant que j’assistais, quelques semaines auparavant, au pardon des chevaux, à la