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crête du petit mur qui la défend contre les coups de mer. Que j’aime à retrouver sa touchante, vénérable figure ! C’est la dernière chose humaine au bout du continent, la première à recevoir le choc des vents lancés sur l’Atlantique. Toutes les marques de la souffrance et du grand âge sont sur elle. Des tempêtes de trois cents ans ont déjeté, bosselé son échine ; les embruns ont rongé son granit, presque effacé les traits de son visage, qui se lève au-dessus du goémon. Elle est enterrée à demi ; de la main on toucherait son ardoise le rude schiste écaillé, argenté par les siècles, où traînent encore, pour plus de résistance, des lignes de ciment : on dirait des fientes d’oiseaux de mer, comme celles qui blanchissent les flots voisins. Qu’elle est bretonne, toute pénétrée d’âme, chargée de significations humaines ! Elle a l’air, sous la toiture qui baisse jusqu’à ses pieds, d’une vieille femme du pays enveloppée de sa cape d’hiver, — une aïeule aux yeux éteints, qui s’est agenouillée sur la grève pour prier.

Aux pieds de cette vieillesse, sur une roche que le jusant découvre, des fillettes sont assises, en grand uniforme bigouden, — faste inattendu sur les fonds sauvages de mer et de récifs. Ces poupées aux brillants atours, on dirait qu’on les a prises dans une boite pour les poser là, si vives en sont les couleurs, si correctes l’ordonnance de la double coiffe, celle de la cocarde et du grand ruban sous chaque oreille gauche. Mais entre les deux croissants emperlés, quelle vie de ces enfantins visages ! Les regards ont la grave limpidité que l’on voit aux yeux des petits chats. Je m’approche : tous les minois mongols se baissent et se fixent. Impossible de leur tirer un mot. Elles ont peur, les petites sauvages, à la vue de l’étranger qui n’est pas de leur espèce.

Derrière le vivant et scintillant bouquet de ces jeunes têtes, la mer éternelle, sous un ciel orageux et bas, a des lourdeurs de jade, — je ne sais quoi de sépulcral. Elle a fini de descendre. Une partie de son gîte découvert, le chaos des roches apparaît, plus immense et désolé. Dans le Sud-Ouest, il y en a toujours : ligne sur ligne, crête sur crête, hérissement sur hérissement. C’est un monde, un morceau de la planète, telle qu’elle fut, quand la vie commença d’y germer, telle sans doute qu’elle sera, quand rien de vivant n’y restera plus. Rien que les granits et la lente pulsation des eaux incorruptibles.