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Pour ma part, j’en étais saturée ; c’était presque une promenade quotidienne ; sitôt après le déjeuner, vers midi, bon papa prenait la Revue des Deux Mondes, dont les gros caractères se lisaient bien en marchant ; et moi, mon cerceau ou ma toupie avec son fouet ; et nous partions, tout le long de l’avenue Henri Martin. En toute saison, à cette heure-là, elle était royalement déserte et parfaitement ennuyeuse pour une enfant ; mais si elle m’ennuyait alors d’un bout à l’autre, aujourd’hui, il me plait de la suivre, de la reprendre du commencement, et d’aller lentement jusqu’à la fin, en flânant et en me souvenant, précisément de ce pas de flânerie qui impatientait la vivacité de mes très jeunes années.

Au printemps, je m’amusais à épier les progrès des gros bourgeons de marronniers ventrus et poissés, brillants et vernis, et des petites feuilles vert de cœur de laitue, plissées comme des éventails, que je voyais s’élargir chaque jour ; puis, quand leurs grandes palmes étaient formées, la quadruple voûte d’arbres assombrissait l’avenue ; le soleil n’avait qu’une toute petite place restreinte, sur laquelle les belles feuilles palmées étalaient leur ombre nettement dessinée, mouvante au moindre vent.

Si la pluie tombait, il pleuvait aussi des fleurs de marronniers, et c’était sur le trottoir une crème blanche et rose, au parfum vanillé.

Un peu plus tard, je guettais la formation des petits marrons verts ; et si bon papa rencontrait quelque connaissance et s’éternisait à parler politique, je les comptais sur leur grappe et je m’étonnais qu’elles n’eussent pas toutes le même nombre de marrons.

Beaucoup plus tard, quand mes marrons avaient pris leur belle couleur fauve et chaude, je m’en faisais un cortège le long de l’avenue, les lançant à grands coups de pied pour qu’ils me précèdent triomphalement. Maman affirmait que ce manège abîmait mes chaussures ; mais c’était une grave erreur. Vers la même époque, j’admirais encore les dernières feuilles de mes marronniers qui pendaient comme de larges gouttes d’or en fusion ; et après, quand ils étaient dépouillés, de propos délibéré je ne les regardais plus ; je l’ai déjà dit : l’hiver n’a pas de place dans mes souvenirs.

Dès l’entrée de l’avenue, il y avait le cimetière ; j’insistais pour y être menée ; on refusait avec la même insistance. Ces