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conversation avec les Bolcheviks et, d’autre part, que déjà, dans les derniers mois du ministère Clemenceau, il rêvait de faire passer la Manche à la Conférence de la paix. Il avait, à maintes reprises, insisté auprès du gouvernement français pour que le traité avec la Turquie fût négocié à Londres et il trouvait que c’était au tour de l’Angleterre d’offrir l’hospitalité au Conseil suprême. Ce désir avoué s’accompagnait-il d’une autre pensée plus discrète et songeait-il à préparer un vaste Congrès où, sous sa présidence, la Grande-Bretagne signifierait à l’univers une paix nouvelle, plus légère pour l’Allemagne? Je l’ignore. Je veux même croire que les journaux qui lui attribuent ce projet et qui l’en complimentent méconnaissent ses intentions et travestissent sa politique. Mais M. Lloyd George est un enchanteur, qui tantôt par séduction, tantôt par menaces enjouées, entraîne les passants sur ses pas et les égare dans des sentiers inconnus. Lorsqu’on ne résiste pas tout de suite à cet ensorcellement, on risque d’y succomber toujours. « Venez, murmure-t-il, asseyons-nous sur la bruyère, et cherchons ensemble les meilleurs moyens d’exécuter le traité de Versailles. » On le suit, on s’assied; il vous montre le traité déchiré ; il vous dit : « Regardez : je n’y ai pas touché;» et on croit voir, sous la main du magicien, le traité s’exécuter. Rien ne nous dit que demain, après avoir mis, d’abord, Krassine et Kumenef en quarantaine, il ne demandera pas à la France de voisiner avec eux et avec le docteur von Simons dans une conférence où l’on cherchera à régler, sous l’inspiration de M. Keynes, le sort de l’Europe et de l’Asie.

M. Keynes, en effet, n’est plus seulement aujourd’hui le délégué britannique qui a travaillé quelque temps à Paris auprès de M. Lloyd George et qui, dès cette époque, a tâché d’incliner son gouvernement à des complaisances pour l’Allemagne; il est devenu un personnage symbolique et légendaire, qui s’est institué le souffleur de plusieurs chancelleries alliées et dont les doctrines se sont répandues sous tous les climats comme une Bible nouvelle. Le désir universel de paix, le long temps perdu dans des négociations laborieuses et trop souvent stériles, la faute qu’ont commise les Alliés de ne pas imposer à l’Allemagne, avant la démobilisation, par un renouvellement d’armistice ou par des préliminaires de paix, les mesures d’exécution qui devaient servir au traité de garanties préalables, l’empressement que les peuples ont mis à se replier sur eux-mêmes après la victoire et à reprendre plus ardemment que jamais conscience de leurs intérêts distincts,