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désespoir, en déguisant la vérité sous de jolies couleurs ; mais en peignant toute la vérité, ce qu’elle avait d’épouvantable, et ce qu’elle avait de sublime. Est-ce qu’il a dissimulé la souffrance atroce des soldats ? Aucunement ! Ce sont les autres, qui dissimulaient l’extraordinaire esprit de guerre dont les soldats étaient exaltés, malgré la souffrance.

La guerre finie, après de si dures années, M. Henry Bordeaux revient au roman : la guerre finie, mais non les conséquences de la guerre. Il est de ceux qui ne croient pas qu’un tel bouleversement passe et ne laisse pas de traces de son passage. Et, quant aux signes de la guerre, ils sont assez visibles pour qu’on n’ait pas de peine à les découvrir ; mais on les voit beaucoup mieux dans l’ordre matériel, sous l’aspect de dégâts et de ruines, que dans l’ordre moral, où il semble qu’on attendit un remarquable changement. Un observateur assez attentif examinerait notre Paris et la vie qu’on y mène : peut-être serait-il frappé de l’analogie du Paris nouveau avec le Paris de naguère plus que de la transformation qui s’est produite, et jusqu’à douter que cette transformation se soit produite.

Un grand nombre de gens vivent tout de même que s’il n’y avait pas eu la guerre. Comment font-ils ? On peut les blâmer ; on peut aussi les considérer comme les victimes ou les profiteurs d’une frivolité scandaleuse. Mais de quelque manière qu’on les juge, c’est un fait que nous avons une quantité de compatriotes étonnamment préservés, à qui la guerre n’a rien appris et qui ont l’air de ne l’avoir pas sentie. Que leur faut-il ? Sans doute la frivolité est-elle une cuirasse ou une barde aussi épaisse que l’indifférence ou la morne insensibilité. Les romanciers qui peignent des fragments de la vie contemporaine ont assurément sous les yeux tout le spectacle, et fort abondant, d’une vie, ou peu s’en faut, pareille à celle qui, avant la guerre, posait devant eux.

Voilà, si je ne me trompe, l’une des raisons pour quoi subsiste et subsistera une littérature que la guerre n’a presque pas modifiée. Ce fut aussi une erreur, de se figurer que la guerre et même la victoire allaient, du jour au lendemain, nous apporter une littérature, une poésie, des arts tout neufs, au moins régénérés. Il faut du temps. La récente guerre est d’abord le bouleversement que je disais, et qui doit lentement s’apaiser avant de créer une littérature ; la pensée ne travaille pas vite.

Ajoutons qu’il y a, dans l’âme humaine, et par bonheur, quelque chose de permanent que n’atteint pas la plus vive particularité d’une époque. La littérature ne pouvait pas changer du tout au tout, parce