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IV

Cette surveillance, réfléchie et continue, l’a mené à cette perfection de technique grâce à laquelle ses récits composés pour la plupart avant 1840, ont gardé dans l’admiration des lettrés cette fixité qui étonnait Taine. Mérimée a justifié la prédiction du vieil adage : « Excelle et tu vivras. » A étudier de près la facture de ces récits, on discerne quel travail critique a contrôlé leur composition, et combien leur auteur avait réfléchi à cet art de la Nouvelle qu’il faut peut-être avoir pratiqué pour en connaître les secrètes complications. La première est la crédibilité. Le romancier a de l’espace devant lui pour nous persuader que l’histoire qu’il raconte est réellement arrivée. Il possède, à son service, le temps nécessaire à ces préparations dont Dumas fils disait qu’elles sont la moitié de l’art du théâtre. Il aurait pu ajouter de l’art du roman. Ce loisir est refusé au nouvelliste. Cette réalité de son histoire, il ne peut pas l’insinuer, il doit l’imposer, tour de force d’autant plus difficile, si cette histoire est exceptionnelle. Voyez avec quelle adresse Mérimée résout cette difficulté, dans cette Carmen qui nous transporte dans un milieu si éloigné du nôtre. Il s’agit de rendre cette mélodramatique aventure naturelle, j’allais dire quotidienne. Mérimée emploie, pour la raconter, le « je » qui lui a servi pareillement dans Matteo, dans la Vénus d’Ille, dans l’Enlèvement de la redoute. C’est une façon de familiariser le récit déjà indiquée par cet autre artiste si réfléchi que fut La Fontaine :

… J’étais-là, telle chose m’advint.

Le lecteur admet comme toute naturelle cette visite d’un archéologue curieux de vérifier les textes du Bellum hispanense sur l’emplacement du champ de bataille de Munda. Il l’accompagne en pensée louant à Cordoue un guide et deux chevaux, s’arrêtant pour boire et délasser les bêtes dans la gorge d’une Sierra. Le décor est posé, auquel vous croyez, et l’apparition de José Navarro dans ce cirque solitaire de rochers à pic vous étonne d’autant moins que le narrateur ne commet pas la faute de vous annoncer un personnage remarquable. C’est un cavalier, descendu de sa monture comme lui, attiré, comme lui, par une source et l’ombrage d’un bouquet de chênes verts. A peine vous