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vois tous défiler dans ma mémoire : solennels escaliers des vieilles abbayes et des grands châteaux de France ; escaliers de Saint-Aignan qui allez, comme une pente douce et naturelle, de la basilique au château, et du château à la basilique, sous la protection de bienveillants tilleuls ; degrés de la Trinité des Monts, éblouissants de fleurs et frissonnants de vols de pigeons, dévorés de soleil, mais rafraîchis par la fontaine toujours vive ; petites marches bretonnes usées de pas et rongées d’herbe qui conduisez aux calvaires et aux croix de bois, fleuries de phlox ; charmants escaliers de Grenade qui menez nos pas fantaisistes au hasard des petites allées du Généralife, de bassin en bassin, de margelle en margelle, où fleurissent les pots de cinéraires autour des petits jets d’eau ; sévère Scala Santa, qu’on monte à genoux ; gradins de Tusculum qui disparaissez sous les fougères, et qui êtes si disjoints que de vos fentes s’élancent de belliqueux lézards verts ; escaliers tournants de la villa d’Este, appuyés sur vos rampes que le temps a mangées à force d’amour, entre l’éternel sourire de vos jets d’eau et vos cyprès figés dans l’espace comme des larmes noires ; escaliers gris des vieilles cités françaises qui remplacez les pentes trop raides, entre les demeures basses qu’éclairent les pots de géraniums, tels que des figures ; escaliers de Venise qui fuyez dans l’eau ; escaliers de Versailles qui montez vers le ciel ainsi que l’échelle de Jacob, vous tous, escaliers vers qui m’a conduite la curiosité, que j’ai toujours descendus ou montés avec la pensée de votre ressemblance avec la vie, vous tous réunis, vous ne m’avez pas donné autant de joie que les quarante-deux marches des deux petits étages où mon enfance étala ses jeux et joua mille comédies.

Le principal et très appréciable avantage de mon escalier était d’être chaud, traversé qu’il était, de part en part, par le tuyau noir du poêle du vestibule ; on pouvait même s’y brûler les mains ; ce tuyau disparaissait dans le mur, au second étage, à côté du vitrage qui m’envoyait une généreuse lumière. Quand il pleuvait, la pluie y faisait un bruit frais et délicieux ; quand la neige s’y amassait, j’espérais, dans le fond invisible de mon cœur, que le verre ne résisterait pas et que tout s’effondrerait à grand fracas dans mon escalier. Ce qui ne manquerait pas d’être un spectacle grandiose ; je dirais alors à maman la phrase que je lançais quand j’avais fait quelque sottise, cassé quelque