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autorité n’eut pas d’inconvénient grave. Aucun désordre dans la ville ; dans les campagnes, quelques vols sans importance : on ne pilla point les châteaux. Toutes les passions populaires étaient contenues, dominées par le sentiment national et l’ivresse de la liberté enfin retrouvée. Le jour, la nuit, des cortèges parcouraient les rues en chantant. Sur le mur de cet hôtel ; — mon compagnon me désigna l’ancienne préfecture, — les étudiants avaient suspendu un grand crucifix ; à sa droite et à sa gauche, les deux empereurs en effigie ; l’empereur Charles occupait la place du bon larron. Devant cet étrange reposoir, les processions s’arrêtaient, et les invectives burlesques se mêlaient aux discours patriotiques.

« Cependant, un gouvernement provisoire se constitua en Galicie, sous la direction de Daczynski. Les socialistes avaient tout le pouvoir ; mais ils n’eurent ni l’envie, ni peut-être le temps d’en abuser. La formation d’un gouvernement central à Varsovie et les élections à la Constituante mirent fin à la joyeuse et inoffensive anarchie.


L’AVENTURE UKRAINIENNE ET L’OPINION EN GALICIE

J’étais encore à Cracovie, lorsqu’on annonça la perte de Kiew et la retraite des troupes polonaises, bousculées par la cavalerie de Budieny. L’émotion fut grande. De nombreux Polonais étaient revenus à Kiew à la suite de l’armée victorieuse de Pilsudski. On évaluait à quarante mille âmes la population civile polonaise dans la ville où venaient de rentrer les bolchévistes. Sur ce nombre, à peine dix mille avaient pu sortir avec les troupes avant l’arrivée de l’ennemi. Qu’était-il advenu des autres ? les hypothèses les plus douloureuses n’étaient malheureusement que trop justifiées.

De tous côtés, j’entendais répéter : « Que sommes-nous donc allés faire à Kiew ? » et critiquer avec amertume la politique militaire et impérialiste du gouvernement. Parfois, on en rendait responsable le chef de l’Etat, M. Pilsudski, qui est en même temps le commandant suprême de l’armée. « C’est lui, — disait-on à Cracovie, — qui a entraîné nos soldats jusqu’à Kiew, dans l’espoir de consolider sa situation politique par un succès militaire réputé facile et peu coûteux. »

A Lwow (Lemberg), où j’arrivai quelques jours plus tard, ce