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Et cette organisation méthodique n’avait rien de la rigidité pédantesque d’une science, rien de notre banalité administrative. Elle était comme assouplie par le sens de la grâce, de la beauté, de la poésie. Pour l’ordonnance de leurs places, l’ornementation de leurs édifices, ces anciens Africains usaient d’une liberté que nous avons oubliée. N’étant point mécaniques comme les nôtres, leurs arts décoratifs avaient un air de bonhomie, d’ingénuité, un caractère personnel qui est devenu rare aujourd’hui. Regardez de près ces mosaïques qui étaient prodiguées pour les pavements : quelles que soient les analogies de la composition, il n’y en a pas deux qui se ressemblent. Celles que l’on considère comme des doubles sont de libres variantes, des œuvres véritablement originales. Les villes, les forums, les temples ont beau être construits sur un plan analogue, ils ne se répètent que dans leurs traits essentiels. La non plus il n’y a pas de doubles. Servir, charmer les yeux, enchanter l’esprit, faire de la joie, embellir la vie, quel aimable programme municipal ! A chaque coin de rue, les plus beaux mythes, les plus belles légendes étaient évoqués pour les imaginations. Ici, au fronton du temple capitolin, c’était l’aventure de Jupiter et du pâtre phrygien. Un peu plus loin, près de la chapelle de Neptune, une inscription rappelait le « maître des ondes et le père des Néréides, — undarum domino Nereidumqne patri. » C’est ici enfin que se trouvait une mosaïque admirable qu’il a fallu desceller et enfermer au musée du Bardo : debout sur son char, un aurige vainqueur, dans sa casaque bariolée, tenant d’une main le fouet et de l’autre la couronne, — et, dans un coin de la composition, ces mots énigmatiques : Eros, omnia per te, « Amour, tout par toi ! » Ou peut-être : « Amour, tout pour toi ! » Est-ce Eros, dont il s’agit, ou le cheval, ou le cocher ? C’est très probablement le cheval. Mais la confusion est permise un instant, et cela chante joliment aux oreilles et aux yeux : « Eros, omnia per te ! »

Enfin, devant ces innombrables inscriptions, dont on a heurté les morceaux ou les tablettes à demi effacées, on constate une fois de plus la romanisation profonde du pays. Ces gens de Thugga qui se targuent de leurs fonctions et de leurs titres, sont-ils assez fiers d’appartenir à la tribu Arnensis, de se rattacher directement à la Métropole, d’être décurions, flamines d’Auguste, flamines perpétuels, prêtres de la province !… Et,