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L’homme survit à tout, aux tremblements de terre, aux pestes, aux horreurs de la maladie et des tortures morales ; mais le grand drame de sa vie, aujourd’hui comme hier et comme demain, c’est le drame de la chambre à coucher…


Et il accompagnait ces aphorismes d’un sourire de triomphe. Ils ne sont pas d’une galanterie raffinée et sentent la ferme et le fumier plutôt que le boudoir… Il est certain que Tolstoï éprouvait une joie sauvage, une allégresse de cordelier à bafouer la femme, à démolir l’idole et à la mettre en pièces ; il n’était jamais plus content que lorsqu’il pouvait la montrer dépouillée de sa poésie, dans quelque posture bien humiliante. Il y a dans les Souvenirs de Gorki une de ces histoires rabelaisiennes, une histoire de fessée, qui mettait le vieil homme en joie, le faisait rire aux larmes, jusqu’à se donner un point de côté. On eût dit que dans ces cas-là il trouvait on ne sait quelle satisfaction de vengeance. C’était comme un vieux compte qu’il avait à régler. « Etait-ce la rancune du mâle que la volupté a déçu et qui n’y a pas trouvé l’ivresse qu’il attendait ? Etait-ce la révolthe de l’esprit contre la bête ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait toujours dans ses propos sur les femmes la férocité froide, la cruauté d’Anna Karénine. » Peut-être le fond des choses a-t-il que Tolstoï n’a jamais été réellement heureux : « Le calife Abdurahman, disait-il, avait eu dans sa vie quinze jours de bonheur. Je n’ai pas été si heureux. » Ni dans « les livres des sages, » ni « sur le dos d’un cheval, » ni « dans les bras d’une femme, » il n’avait pu trouver la joie. Et c’est cela qu’il ne pardonnait pas à l’amour.


Les femmes ! s’écriait-il dans le parc de Gaspra, un soir que l’entretien était tombé sur elles. Attendez que j’aie un pied dans la tombe, alors je dirai la vérité. Je la dirai, la vérité, je sauterai dans mon cercueil, je tirerai le couvercle et je vous dirai : « A présent, faites ce qu’il vous plaira. » Il prononça ces mots d’un accent si farouche et d’un air si menaçant, que tout le monde garda le silence…

C’est qu’il y avait en lui, avec un sentiment incomparable de la vie, un sentiment profond du néant de la vie. Tous ses livres sont pleins de la mort. L’idée de la mort envahissait l’illustre vieillard, l’enveloppait de ses premières ombres :