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et n’aiment pas les hommes. Comme leur métier les rapproche d’eux, ils leur distribuent de bonnes paroles, mais comme on donne à un pauvre, avec l’intention de s’en débarrasser. Et toute leur philosophie, toute leur éloquence n’est qu’une aumône qui déguise une aversion secrète, et derrière laquelle on entend des plaintes de désespoir : « Allez-vous en ! Aimez Dieu ou votre prochain, mais allez-vous-en ! Blasphémez, faites ce que vous voudrez, mais laissez-moi tranquille ! Laissez-moi, car je suis un homme et condamné à mort. »

C’est ce nihilisme de Tolstoï qui est le vrai nom de son angoisse et de son mysticisme, et qui frappe de mort sa religion sans tendresse. Etrange homme ! « Il y avait en lui l’espièglerie de l’enfant terrible, la turbulence du bogatyr, quelque chose de Vaska Buslayev (le Til l’Espiègle de la légende russe), et en même temps le fanatisme de l’Archi-pope Awakum, tandis qu’au-dessus ou à côté se cachait le scepticisme railleur d’un Tchaadéïev. Le fanatique harcelait, tourmentait de sa morale le grand artiste ; le barbare de Novgorod bousculait Dante et Shakspeare, tandis que le sceptique persiflait ses joies et ses douleurs. Et le vieux Russe qui était en lui accablait les idées de Science et d’Etat, — le Russe conduit à l’inertie passive et anarchique par la vanité de ses efforts pour organiser la vie d’une manière plus humaine. »

Cependant, le vieux bogatyr demeurait si vivace, qu’il triomphait presque toujours de ces idées désespérées. Dans cette lutte perpétuelle entre la vie et le néant, c’était encore la vie qui avait le dessus. Gorki note avec joie, — parfois avec malice, — ces charmantes inconséquences, ces sautes d’humeur brusques et ces délicieux réveils de la nature.

C’est ainsi qu’en dépit de Qu’est-ce que l’art ? et de sa prétendue indifférence pour la gloire de bien dire, le vieux romancier ne se retrouve pas plus tôt avec Gorki, avec Tchekov, qu’il se met à parler de ce qui fait l’éternel objet de la passion de l’homme de lettres : il parle de littérature. La place me manque malheureusement pour reproduire ici quelques-uns de ses jugements. Ce n’est pas le moins piquant chapitre de ces Souvenirs. On voit que cet homme, qui condamnait toute la littérature, l’adorait, et qu’au milieu de ses encycliques religieuses et sociales, il ne cessait nullement de s’y intéresser. Des écrivains russes, qu’il avait à peu près tous connus, il parlait