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l’incomparable artiste des Cosaques, de Kholstomier, de Guerre et Paix et d’Anna Karénine ?

Peut-être que Tolstoï, à son insu, et tout en détestant le romantisme, demeura en cela plus romantique qu’il ne croyait l’être : il confondit le pouvoir de l’art et la fonction religieuse : il crut que la littérature était faite pour résoudre l’énigme de la destinée, et pour remplacer l’antique enseignement de l’Église. Il se condamna alors à écrire ce fatras édifiant, social et humanitaire où l’ignorance le dispute à la niaiserie. C’est l’histoire que nous rapportent tant de jolies légendes grecques, comme celle de saint Alexis, le prince merveilleux, héritier d’un royaume, qui s’enfuit le soir de ses noces pour revenir mourir, mendiant et méconnaissable, à la porte du palais paternel. Ce fut le suicide d’un magnifique génie.

Oui, Gorki a raison de se scandaliser, de protester contre le sacrifice absurde de dons incomparables. « Pouchkine et lui, dit-il avec mélancolie, c’est ce que nous avions de plus charmant. » Ce charme de Tolstoï reste sensible encore jusque dans le vieillard. Le chrétien n’avait pas réussi à éteindre l’artiste. On sent que le premier n’était pas en lui un être naturel, mais bien une créature factice surajoutée à l’autre par un effort de sa volonté. On comprend que cette partie de son œuvre est fille de la raison et non plus de l’amour. Et cependant, ne manquerait-il pas quelque chose à la grandeur de Tolstoï, s’il s’était contenté d’être un admirable romancier, et s’il n’avait aperçu un jour, comme un Racine ou un Pascal, le néant de l’art et de la vie ?


LOUIS GILLET.