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deviendra huile et tu auras un passage dans ses flancs…

Tous sont émus de ce voyage pour Paris… Mais ils songent au retour, et cela les console… Ils auraient voulu accompagner Jacob jusqu’à la passerelle… Mais la consigne est sévère, et le vieux gardien corse interdit brutalement l’accès du ponton à quiconque ne présente son billet de passage ou sa carte de faveur…

Les coups de sifflet se précipitent. Des appels résonnent par delà les cheminées… Des grincements de poulies… Les cables énormes qui retiennent le navire à la bouée, se relâchent, croulent sur l’eau, éclaboussent… tandis que l’essaim des pilotes en leurs barques rame à tour de bras vers la jetée…

L’ancre est levée. Jacob, debout sur la passerelle, fixe le tourbillonnement des milliers de mouchoirs… Il sent fondre sa poitrine… Un sanglot bouillonne en lui… Et puis, son regard s’élève vers la belle colline qui domine Alger, dans une apothéose de lumière… La maison de Debourah est perdue parmi les autres maisons blanches, et les grands arbres… Il lui murmure adieu… Il essaie de distinguer le chemin qu’il suivait parmi les falaises, côte à côte avec Rabbi Eléazar, dans ces soirs heureux du vendredi… Oh ! que tout cela déjà est loin !… L’image de Debourah, au pied du cèdre, dans le chaud après-midi, se représente à lui… Il revoit la vierge, sous ses lourdes tresses dénouées et le négligé de sa robe aux lignes antiques… Oh ! que de tout cela l’arrachement est douloureux !… Le sanglot éclate dans sa gorge… ses yeux s’embuent… Il s’éloigne vers sa cabine pour échapper à tous les cruels souvenirs qui l’assaillent…

Mais tout à coup, Jacob se redresse… ses mains se sont crispées au bastingage… Dans une tension subite de tous les nerfs de sa face, ses prunelles se figent, étincellent, d’un étincellement qui s’effare ou qui délire !… Là-bas… parmi l’animation des quais qui diminuent, contre la façade du hangar de la Transatlantique… la silhouette droite, drapée dans sa toge couleur tabac, de Rabbi Eléazar… Il la reconnu… Le rabbin dresse sa face angoissée… Son regard suit bien le navire qui gagne le large… Il a tiré de sa ceinture un foulard rose… qu’il porte lentement à ses yeux…


Elissa Rhaïs.


(La deuxième partie au prochain numéro.)