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nombre, des rejets et des retouches où s’atteste l’effort consciencieux de l’écrivain. L’intérêt du manuscrit est ailleurs que dans ces variantes. Même si l’on compare Maupassant à un puissant et abondant pommier de lettres, on ne devrait pas oublier que les pommes ne poussent ni en une nuit, ni toutes seules. Il y faut du temps et des soins, et le fruit ne devance pas la fleur. Pourquoi veut-on que Maupassant ait, en composant ses chefs-d’œuvre, cueilli du même coup la fleur et le fruit ? Sans doute, il a écrit : « Je suis en sève… Le printemps que je trouve ici à mon premier réveil remue toute ma nature de plante et me fait produire des fruits littéraires qui éclosent en moi, je ne sais comment. » Mais ni une comparaison n’est une raison, ni une image n’est une définition. Quand il écrivait la préface de Pierre et Jean, Maupassant analysait les lois de son art avec une exactitude qui laissait moins de place à cette spontanéité d’un « fruit littéraire » inconscient. Ne disait-il pas de ces romanciers réalistes auxquels il appartenait : « Il devra composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan ?… » Il y a donc toujours un plan, une composition, une manière. Une Vie connut même deux plans dont le rapprochement permettra de pénétrer jusqu’au fond de la production de Maupassant.


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Une Vie parut au printemps de 1883. C’était le premier roman de Guy de Maupassant, dont Boule-de-Suif, publié dans les Soirées de Médan, Mademoiselle Fifi et la Maison Tellier, deux recueils de contes, avaient, plus que ses vers, fait la célébrité, déjà très grande. A l’apparition du dernier volume, l’Emile Zola, qui plaidait les circonstances atténuantes pour l’audace de certains sujets, saluait dans cet écrivain si hardi, mais pénétrant et solide, « un des tempéraments les mieux équilibrés et les plus sains de notre jeune littérature. » Cet hommage public du maître qu’il admirait plut, à coup sûr, au disciple, mais leurs conversations fréquentes l’y avaient préparé. Moins lié avec Taine, dont il ne dépendait jusque-là que par son admiration, Guy de Maupassant dut éprouver une joie et une fierté profondes quand il en reçut, le 2 mars 1882, cette belle lettre, restée jusqu’ici inédite :