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la chute, ne se noya pas ; elle revint à la nage, et son maître la retrouva l’attendant devant la maison. « Aussi dans le pays maintenant tout le monde l’appelle Moïse, parce qu’il fut sauvé des eaux. » Le curé sourit ; et Jeanne serrait le chien sur sa poitrine comme pour le protéger contre cette férocité de paysan.

— Dites donc, Monsieur Vallin, croyez-vous qu’on me le donnerait ?

— Mais assurément, mademoiselle.

— Voulez-vous le demander pour moi ?

— Allez, gardez-le, je m’en charge.

Le jeune fille, en signe de possession, enleva le ruban qu’elle avait au cou et le mit à celui de Moïse.

Mais dehors, la voix d’Henry retentissait :

— Marthe ! de l’eau de vie, plusieurs bouteilles.

La baronne stupéfaite regardait autour d’elle.

— De l’eau de vie après les entrées, pour quoi faire ?

Le curé s’empressa d’expliquer :

— Pour faire un trou, madame la Baronne.

— Comment, un trou ?

— Oui, après chaque plat on boit un petit verre et ça rouvre l’appétit.

Le baron riait. — En désirez-vous, monsieur le curé ?

— Mais… ce n’est pas de refus.

L’eau de vie fut apportée, et l’on trinqua. Ceux qui n’en voulaient pas, prirent du vin.

Le prêtre dit : « A vos souhaits. » Le maire s’inclina : « J’ai bien l’honneur ; » Anselme fit un salut profond en marmottant : « Le cœur y est : » et les verres étaient déjà vides lorsque madame Vallin lança tout à coup d’une petite voix de tête effarouchée : « A votre santé, monsieur, madame et la compagnie. » Jeanne qui buvait s’étrangla ; Roger pleurait, tant il avait de peine à se maîtriser ; puis le silence recommença.

Cependant une rumeur grandissait dans le jardin. Les servantes couraient incessamment de la tente à la cuisine. On ne parlait plus, on criait, s’interpellant d’un bout à l’autre de la table. Les bouteilles étaient taries aussitôt que pleines ; et une odeur de mangeaille se répandait, gagnait le pays, grisait une cinquantaine de galopins qui regardaient de la route en jetant des plaisanteries. Mais un spectacle étonnant paralysa toutes les bouches. Trois marmitons vêtus de vestes blanches et sept bonnes en procession apportaient, sur dix grands plats, dix dindons énormes, reluisants, rissolés, dont une fumée odorante s’élevait, chassée par le vent vers les maisons du village. Quand la stupéfaction fut passée, un cri s’éleva : « Les picots !